376. VOLTAIRE, Traité sur la Tolérance (1763), chap. XVIII. 377. Extrait du Corriere della Sera du 3 janvier 1979, cité in Didier DAENINCKX, Quand le négationnisme s'invite l'Université, chapitre X : ici. 378. TACITE, Annales, Livre XIV, 9, 1 (Hatier/les Belles Lettres, 1996, p. 119). 379. Jacques ROBERT & Jean DUFFAR, Droits de l'homme et libertés fondamentales, op. cit., p. 697. 380. Jean RIVERO, Les libertés publiques, op. cit., p. 162. 381. Charles KORMAN, « Pour assumer l'Histoire : la loi », Le Monde, 28 mai 1996. 382. L'on a pu voir que le négationnisme avait paradoxalement poussé les historiens à améliorer l'état des connaissances sur l'extermination des Juifs par l'intermédiaires de recherches, de publications d'ouvrages, de colloques. Ce qui, d'ailleurs, suffit à établir que l'article 24bis ne porte aucune atteinte - même insupportable - à la liberté de recherche historique : à notre connaissance, aucun historien n'a été ni condamné, ni même poursuivi, sur le fondement de cette disposition pénale. Le nombre d'ouvrages parus sur le génocide des Juifs a été particulièrement important ces vingt dernières années, au point que les propagandistes antisémites parlent de « Shoah Business »... Cependant, depuis les articles de Nadine FRESCO et Pierre VIDAL-NAQUET, aucun ouvrage français n'a opéré de réfutation, sur le fond et sur la forme, des « thèses » négationnistes. 383. Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, Parenthèses, 1989, p. 9. 384. Voir, à ce sujet, Dominique BORNE, « L'Enseignement de la Shoah à l'école », Les Cahiers de la Shoah, n° 1, 1993-1994 ainsi que Georges BENSOUSSAN, Auschwitz en héritage ? D'un bon usage de la mémoire, Mille et Une Nuits, 1998. 385. L'on a pu mettre en cause son efficacité au motif qu'Internet offrait aux négateurs les moyens d'échapper aux poursuites (entretien avec André KASPI, op. cit.). Le laxisme des hébergeurs de sites web, l'absence de prohibition légale du négationnisme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne sont les principaux facteurs d'une indéniable prolifération de sites et pages web publiant du matériel négationniste. Une autre difficulté est de rapporter la preuve que les textes publiés sur Internet l'ont été avec l'accord de leur auteur : le TGI de Paris a relaxé Robert FAURISSON au motif que la preuve qu'il était responsable de la publication de son « argumentaire » sur le site Aaargh - le site de Serge THION (voir note 190) - n'avait pas été rapportée (TGI Paris, XVIIe Ch., 13 novembre 1998, Faurisson, inédit). Solution attachée à la défense des droits de l'homme, mais solution discutable sur un strict plan factuel, puisqu'il paraît établi que Robert FAURISSON envoie ses textes aux sites négationnistes par l'intermédiaire de sa soeur, Yvonne SCHLEITER, qui veille à leur traduction et à leur transmission par voie de courrier électronique (voir Gilles KARMASYN et alii, « Le négationnisme sur Internet », op. cit., p. 8). Notons que les textes de Robert FAURISSON sont toujours accessibles sur ces sites : il ne semble pas que leur auteur ait pris la moindre initiative pour les faire retirer... Toujours est-il que la présence négationniste sur Internet est importante, mais qu'elle a pu rencontrer de nombreux obstacles en la personnes de sites web réfutant leur contenu, tels http://www.nizkor.org ou http://www.phdn.org (aucun de ces sites - de qualité - n'a été monté par des historiens professionnels, mais par de simples citoyens). En l'occurrence, le problème n'est pas la « loi GAYSSOT » en elle-même, mais les modalités des poursuites pénales à effectuer en matière de « cybercriminalité », débat d'ordre plus général qui tient davantage de la volonté politique que du « mythe de l'impunité cybernétique » (il existe en effet des moyens technologiques permettant d'interdire ou de gêner l'accès aux sites web incitant à la haine). La loi de 1881 ne paraît pas adaptée à ce nouveau régime de communications. Le Tribunal canadien des droits de la personne rendrait, pour sa part, une ordonnance en date du 18 janvier 2002 interdisant au néo-nazi germano-canadien Ernst ZÜNDEL d'utiliser son site web en vue de propager des messages incitant à la haine raciale. L'ordonnance est accessible en ligne : ici. 386. Benjamin CONSTANT, Ecrits politiques, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1997, p. 797-798, note 7. Mais le même auteur reconnaissait que « l'écrivain qui prêche le meurtre, le pillage, ou le vol, doit être puni » (ibid., p. 460). CONSTANT reprenait cette distinction entre l'expression d'une opinion et la commission d'un acte : « La manifestation d'une opinion peut, dans un cas particulier, produire un effet tellement infaillible qu'elle doive être considérée comme une action. Alors, si cette action est coupable, la parole doit être punie. Il en est de même des écrits. Les écrits, comme la parole, comme les mouvements les plus simples, peuvent faire partie d'une action. Ils doivent être jugés comme partie de cette action, si elle est criminelle. Mais s'ils ne font partie d'aucune action, ils doivent, comme la parole, jouir d'une entière liberté. Ceci répond également à ces frénétiques, qui, de nos jours, voulaient démontrer la nécessité d'abattre un certain nombre de têtes qu'ils désignaient, et se justifiaient ensuite en disant qu'ils ne faisaient qu'émettre leur opinion ; et aux inquisiteurs qui voudraient se faire un titre de ce délire, pour soumettre la manifestation de toute opinion à la juridiction de l'autorité. » (ibid., p. 564-565) 387. Valérie IGOUNET, Histoire du négationnisme en France, op. cit., p. 606. 388. Ce qui, une fois encore, suffit à dénier toute force de conviction à l'argument selon lequel l'article 24bis transformerait les négationnistes en victimes. Ces derniers, jusqu'en 1990, s'étaient déjà présentés sous cet aspect, puisque faisant l'objet de multiples poursuites. « J'ai écrit il y a deux ans un livre intitulé Nuremberg ou la Terre Promise qui a été saisi parce qu'il contenait des vérités désagréables », écrivait par exemple Maurice BARDECHE dans la préface à son second livre négationniste, Nuremberg II ou les faux monnayeurs (Les Sept Couleurs, 1950). 389. Voir note 192. 390. Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive, op. cit., p. 179. SARTRE ajoutait cependant : « Mais ne nous illusionnons pas sur l'efficacité de ces mesures : les lois n'ont jamais gêné et ne gêneront jamais l'antisémite, qui a conscience d'appartenir à une société mystique en dehors de la légalité. On peut accumuler les décrets et les interdits : ils viendront toujours de la France légale et l'antisémite prétend qu'il représente la France réelle. » (ibid.) 391. Entretien avec François DELPLA, mars 2002. Voir également Madeleine REBERIOUX, Le Monde, 21 mai 1996, op. cit.. 392. Le Monde, 5 mai 1990. 393. J.O., Sénat, débats, 11 juin 1990, p. 1456 intervention de M. CARTIGNY. 394. La jurisprudence refuse de faire application de l'article 24bis à la négation du génocide arménien (TGI Paris, XVIIe Ch., 18 novembre 1994, « Lewis », inédit), mais inclut les Tziganes dans le champ de protection de cette disposition (Cass. Crim., 20 décembre 1994, « Boizeau », Bull. Crim. 1994, n° 424, D., 1995, informations rapides, p. 64) : « C'est donc à juste titre qu'une cour d'appel a jugé recevable la constitution de partie civile de cette association dans le cadre d'un procès pour contestation de crimes contre l'humanité, les propos incriminés concernant toutes les communautés, victimes des camps d'extermination, au nombre desquelles figurent les Tziganes ». 395. Cité in Olivier ROUMELIAN, « Un délit d'opinion au service des droits de l'homme ? », op. cit., p. 10, qui commentait ainsi cette réforme : « Les parlementaires ne proposent pas de réforme de texte, mais l'adjonction d'un nouvel alinéa. En adoptant la proposition précitée, l'article 24bis ferait l'objet d'une surprenante rédaction. L'alinéa 1er consacrerait un cas particulier en protégeant le génocide juif tandis que l'alinéa 2 en ferait de même à l'égard de tous les autres crimes contre l'humanité. Curieux édifice qui présenterait le cas particulier avant d'énoncer la règle générale. » 396. Ibid., p. 11. 397. Rappelons que le terme de « génocide » a été créé par Raphael LEMKIN, professeur de Droit international à l'Université de Yale, dans son ouvrage paru en 1944, Axis Rule in Occupied Europe, Carnegie Endowment For International Peace/Division of International Law, Washington DC. LEMKIN n'était certes pas le premier à décrire la criminalité du IIIe Reich, ni même ses atrocités, mais avait perçu la radicale nouveauté de cette même criminalité tout en s'efforçant de lui trouver un qualificatif à sa mesure. Le « génocide », à savoir la « destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique », le « plan coordonné de différentes actions visant à détruire les fondements essentiels de la vie des groupes nationaux, pour anéantir ces groupes eux-mêmes » (ibid., p. 79), était une technique de soumission de l'Europe occupée en vue d'assurer la prééminence biologique de l'Allemagne une fois la guerre terminée. Il ne s'agissait plus d'une politique d'atrocités découlant de la guerre, mais d'une entreprise spécifique, devant aboutir à la destruction de races, de groupes, de religions estimées inférieures, nuisibles, ennemies. LEMKIN recommandait une intervention du Droit international en vue de protéger les victimes de cette nouvelle forme de barbarie. 398. Le négationnisme japonais a longtemps été pratiqué par les institutions gouvernementales elles-mêmes, les manuels scolaires étant, au demeurant, soumis à l'homologation du Ministère de l'Education nationale. Saburo IENAGA, professeur à l'Université normale de Tokyo, a été dans l'obligation d'intenter de multiples procès à l'Etat pour déclarer illégal le refus d'homologation d'un manuel d'Histoire qui faisait mention des atrocités commise par l'armée japonaise tout en qualifiant la politique des gouvernements de l'époque de « guerre d'agression » (le contentieux opposant Saburo IENAGA à l'Etat s'étendra des années 60 à nos jours - voir Philippe PONS, « La Cour suprême du Japon ouvre une brèche dans le négationnisme officiel », Le Monde, 1er septembre 1997). Ce n'est qu'à partir des années 70 que sera mentionné dans divers manuels scolaires le massacre de Nankin, commis en décembre 1937 par les soldats japonais, dans le cadre de l'invasion de la Chine, et ayant abouti à la mise à mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes (le bilan mortuaire le plus élevé atteint les 300.000 victimes). Ce massacre, érigé en symbole de la politique criminelle menée par le Japon lors de ses guerres de conquêtes, est devenu la cible des négationnistes nippons, la publication d'un ouvrage récent - non exempt d'erreurs, sinon de simplifications - consacré à cet événement (Iris CHANG, The Rape of Nanking. The forgotten Holocaust of World War II, Penguin Books, 1998) ayant littéralement agité les milieux conservateurs à Tokyo. Voir à ce sujet Joshua A. FOGEL, (dir.), The Nanjing Massacre in History and Historiography, University of California Press, 2000, et notamment Takashi YOSHIDA, « A Battle over History. The Nanjing Massacre in Japan », ibid., p. 70-132. Les expériences médicales pratiquées sur des cobayes humains prisonniers de guerre par les Unités 731 et 100 de l'armée nippone ont fait l'objet d'une stratégie similaire d'oubli et de dénégation (voir Peter WILLIAMS & David WALLACE, La guerre bactériologique. Les secrets des expérimentations japonaises, Albin-Michel, 1990 et Hal GOLD, Unit 731 Testimony, Charles E. Tuttle Co., 1996), de même que le système des « femmes de confort », ces esclaves sexuelles mobilisées en Asie occupée pour satisfaire les besoins des militaires japonais (voir notamment George L. HICKS, The Comfort Women. Japan's Brutal Regime of Enforced Prostitution in the Second World War, W.W. Norton & Company, 1997). Le négationnisme japonais, davantage pratiqué par le Parti liberal démocrate (PLD), prend des formes beaucoup plus variées que celles pratiquées par les négateurs de l'extermination des Juifs : publications d'ouvrages à prétention scientifique, éditions de revues, organisations de colloques, institutions de comités et d'associations (ainsi la « Commission pour le Réexamen de l'Histoire », instituée par le PLD) distribution de tracts, intimidation (par attaques personnelles, diffamation et menaces) des adversaires de la négation, mais aussi production de films, et même recours à la bande dessinée (manga) - voir à ce sujet Philippe PONS, « Le négationnisme dans les mangas », Le Monde diplomatique, octobre 2001, p. 16-17 et « Le négationnisme fait recette au Japon », Le Monde, 30 mai 1998 ; Michael PRAZAN & Tristan MENDES-FRANCE, « Yoshinori Kobayashi, auteur et héros de mangas révisionnistes », Le Monde, 31 janvier 1998 ; Christophe SABOURET, « Le négationnisme japonais s'affiche dans les publications populaires », ibid.. L'on pourra consulter avec intérêt, sur internet, l'étude globale publiée sur le site Amnista.net par Arnaud NANTA, « Japon : l'offensive des négateurs de l'Histoire » : ici. Le poids du négationnisme japonais est tel qu'il influe parfois de manière significative, au moins symbolique, sur les relations diplomatiques entre le Japon, la Chine, la Corée du Sud, Taiwan et les Philippines. 399. Le Comité Union et Progrès saurait faire preuve d'une duplicité aboutie : alors qu'il s'efforçait d'avancer diverses justifications, comme une supposée « trahison arménienne » au profit de l'Entente, des messages, sans portée aucune mais destinés ultérieurement aux archives, étaient adressés aux autorités locales chargées de l'application du « programme », recommandant de ne pas maltraiter la population arménienne (voir Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, op. cit., p. 69-73). De manière générale, sur le génocide arménien, voir Yves TERNON, Les Arméniens, op. cit., ainsi que Vahakn DADRIAN, Autopsie du génocide arménien, Complexe, 1995 et le Tribunal permanent des Peuples, Le crime du silence. Le génocide des Arméniens, Champs-Flammarion, 1984 - une mise au point historiographique ayant été publiée par le Comité de Défense de la Cause arménienne, L'actualité du Génocide des Arméniens, Edipol, 1999. 400. Le futur artisan de la négation gouvernementale, au nom de la réinsertion de la Turquie dans l'arène internationale, Mustapha KEMAL, dit ATATÜRK, admettra en 1919 que « nos compatriotes ont commis des crimes inouïs, eu recours à toutes les formes concevables de despotisme, organisé la déportation et le massacre, brûlé vifs des nourrissons arrosés de pétrole, violé des femmes et des jeunes filles... Ils ont mis les Arméniens dans des conditions insupportables comme aucun peuple n'en a connu dans toute l'Histoire. » (cité in Pierre VIDAL-NAQUET, préface au Crime du silence, op. cit. p. 11). 401. Michel TROPER, « La loi Gayssot et la Constitution », op. cit., p. 1255. 402. En 1982, l'Institut de Politique étrangère d'Ankara publiait un opuscule intitulé Le problème arménien : neuf questions, neuf réponses (reproduit in Le Crime du silence, op. cit., p. 203-256), qui présente l'architecture rhétorique de cette forme de négationnisme. Deux universitaires turcs, Sinasi OREL et Sürreya YUCA (Affaires arméniennes, « les télégrammes de Talât Pacha », fait historique ou fiction, Editions Triangle, Société turque d'Histoire, Paris, 1983) ont de même tenté de dénier toute valeur probante aux « télégrammes ANDONIAN », ces messages adressés par le gouvernement turc aux autorités locales ordonnant la suppression physique des Arméniens, et remis à Aram ANDONIAN, journaliste arménien, par un haut-fonctionnaire ottoman, Naïm BEY, en 1918 (pour une authentification de ces télégrammes et une réfutation des « thèses » turques, voir Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, op. cit.). 403. On se souvient que la reconnaissance du génocide arménien par la France (loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, J.O., n° 25, du 30 janvier 2001, p. 1590) a abouti au durcissement des relations diplomatiques entre la République française et l'Etat turc. Le 18 juin 1987, le Parlement européen avait néanmoins estimé que le refus de la Turquie d'admettre la réalité du génocide arménien constituait un obstacle à son intégration au sein de la Communauté européenne. 404. Le 2 janvier 1989, le Ministre turc des Affaires Etrangères annonçait que, dans les cinq mois à venir, les chercheurs auraient accès aux archives portant sur les cinq siècles d'histoire diplomatique de la Sublime Porte - mais l'on apprendrait par la suite que cette autorisation de consultation n'était délivrée que pour les documents antérieurs à 1894. Les autorités turques se réservent, au surplus, le droit d'interdire la divulgation de ces documents en cas « d'atteinte à la défense nationale ou à l'ordre public » ou de danger pesant sur l'état des rapports entretenus par la Turquie avec d'autres pays. Les archives des tribunaux militaires, les collections de suppléments judiciaires des Journaux officiels ont disparu (voir Yves TERNON, Les Arméniens, op. cit., p. 344-345). La Turquie jouit de cet avantage non négligeable qu'elle n'a pas eu à livrer ses archives aux vainqueurs à l'issue de l'armistice de 1918, à l'inverse de l'Allemagne. 405. L'« affaire Bernard LEWIS », cet universitaire américain condamné par le TGI de Paris en 1995 sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil pour négation du génocide arménien, ne saurait faire oublier que d'autres professeurs d'Université ont mis leurs compétences au service de la politique négationniste turque : Stanford SHAW (professeur à l'Université californienne de Los Angeles), auteur reconnu d'une Histoire de l'Empire ottoman et de la Turquie moderne (trad. française publiée chez Horvath, 1983), Justin MCCARTHY (professeur d'Histoire à l'Université de Louisville), dont les « travaux » démographiques réduisaient le nombre d'Arméniens vivant au sein de l'Empire ottoman en 1914 (et, partant, le nombre des victimes, ce qui néglige quelque peu le fait que le génocide ne se manifeste pas tant par le nombre de victimes que par l'intention préalable d'exterminer un groupe ethnique ou religieux), Cleveland E. DODGE, (professeur d'Histoire du Moyen-Orient à l'Université de Princeton)... Le 19 mai 1985, le New York Times et le Washington Post publiaient une « déclaration des universitaires américains à la Chambre des Représentants du Congrès des Etats-Unis » (les Représentants envisageaient de faire du 24 avril, date marquant symboliquement le déclenchement du génocide commis par l'Ittihad, le « jour national du souvenir de l'inhumanité de l'homme envers l'homme ») : par cette déclaration, soixante-neuf universitaires américains contestaient la réalité d'une extermination planifiée des Arméniens par le Comité Union et Progrès. 406. En décembre 1997, le département d'Histoire de l'Université californienne de Los Angeles rejetait, par dix-huit voix contre dix-sept, le soutien financier du gouvernement turc devant permettre la création d'une chaire d'études ottomanes - Ankara avait exigé que les chercheurs affectés à cette chaire entretiennent des relations cordiales avec leurs homologues turcs et basent leurs travaux sur les archives gouvernementales. La Turquie avait transféré des fonds à d'autres Universités américaines pour satisfaire le même objectif : Harvard, Georgetown, Indiana, Portland, Princeton, Chicago. Soixante-quatre intellectuels et chercheurs avaient dénoncé cette manoeuvre visant à promouvoir la négation d'un génocide (voir Yves TERNON, Du négationnisme, op. cit. p. 64). 407. Un individu ou un groupe (d'aucuns ont cru y voir la main du gouvernement turc) connu sous le nom de « Serdar Argic » s'acharnera à nier par tous les moyens la réalité de ce génocide sur ces forums, ce de 1992 à 1994. Ces interventions systématiques feront de « Serdar Argic » la « sixième personne la plus malfaisante d'Usenet », devant le négationniste antisémite Dan GANNON (voir Gilles KARMASYN et alii, « Le négationnisme sur Internet », op. cit., p. 16-18). La négation du crime se poursuit toujours à l'heure actuelle sur Internet, sans cette ampleur que lui a donnée « Serdar Argic ». 408. Voir à cet égard Janine ALTOUNIAN, « Quel rapport à l'autre pour les héritiers d'un génocide non reconnu ? », L'actualité du Génocide des Arméniens, op. cit., p. 307-314 et Mireille BARDAKDJIAN, « Le génocide dans la mémoire arménienne », ibid., p. 315-337. 409. Pierre VIDAL-NAQUET, préface au Crime du silence, op. cit., p. 15. 410. Dès la fin du conflit, des « vengeurs » arméniens avaient entrepris d'abattre les uns après les autres les auteurs du génocide réfugiés, pour la plupart, en Allemagne - le 15 mars 1921, l'un de ces criminels, et non des moindres, TALAAT PACHA, allait être exécuté dans une rue de Berlin par Soghomon TEHLIRIAN, assassinat qui inaugurerait une longue traque des anciens dirigeants du Comité Union et Progrès (voir Jacques DEROGY, Opération Némésis. Les vengeurs arméniens, Fayard, 1986). Quelques décennies plus tard, de 1975 à 1983, plus de deux cents attentats revendiqués par des groupes arméniens s'en prendront aux intérêts turcs en Europe, puis aux intérêts français (le 15 juillet 1983, une bombe explose à l'aéroport d'Orly, entraînant la mort de huit personnes et laissant cinquante-six blessés). Cette vague d'attentats rencontrera pourtant, en diverses occasions, un mouvement de « compréhension » à l'égard des souffrances de la communauté arménienne, au point que le président d'un tribunal français fera lire en audience, lors du procès de l'un des terroristes arméniens, le télégramme de TALAAT ordonnant la suppression des Arméniens. Henri VERNEUIL saurait résumer cette ambiguïté : « Personne ne peut accepter la tragédie d'Orly, pourtant je ne peux pas oublier non plus le génocide, alors, je ne sais plus très bien quoi dire ». Voir, sur la question du génocide et de son impact sur le déclenchement de cette vague de terreur, Arnaud HAMELIN & Jean-Michel BRUN, La mémoire retrouvée, Mercure de France, 1983. 411. Colloque organisé par le Comité de Défense de la Cause arménienne à Paris-Sorbonne (16, 17 et 18 avril 1998), intervention de Me Bernard JOUANNEAU, reproduite in L'actualité du Génocide des Arméniens, op. cit., p. 455. 412. Charles KORMAN, « Pour assumer l'Histoire : la loi », op. cit.. 413. Les instances communautaires mettent en place, à l'heure actuelle, des instruments juridiques devant harmoniser et optimiser la lutte contre le négationnisme au sein de l'Union européenne. Voir à ce sujet Sandrine GIL, « La coopération policière et judiciaire », La lutte contre le négationnisme. Bilan et perspectives de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, colloque organisé le 5 juillet 2002 au Palais de Justice de Paris, salle d'audience de la Ière Chambre de la Cour d'Appel. 414. Valérie IGOUNET, Histoire du négationnisme en France, op. cit., p. 609.

La « loi GAYSSOT » et la Constitution

Nicolas Bernard

© Nicolas Bernard - Gilles Karmasyn 2002-2003 - Reproduction interdite sauf pour usage personnel -
No reproduction except for personal use only
 
       

Conclusion
Pour qu'un gouvernement ne soit pas en droit de punir les erreurs des hommes, il est nécessaire que ces erreurs ne soient pas des crimes ; elles ne sont des crimes que quand elles troublent la société : elles troublent cette société, dès qu'elles inspirent le fanatisme ; il faut donc que les hommes commencent par n'être pas fanatiques pour mériter la tolérance.
Voltaire376
 
Qu'ont donc fait en France les autorités universitaires et la justice ? Ils ont toléré que vous, niant les morts, vous les tuiez une seconde fois.
Primo LEVI, réagissant à la publication d'un article de Robert FAURISSON dans Le Monde377

Le 13 juillet 1990 était promulguée la « loi GAYSSOT » sanctionnant pénalement l'expression de l'idéologie négationniste. Haec consensu produntur, disait TACITE : tels sont les faits sur lesquels la tradition est unanime378. Car la doctrine se divisera quant à la constitutionnalité, la légitimité de cette nouvelle disposition pénale introduite par l'article 24bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. « Le droit à la liberté des opinions, même détestables, est la condition de toutes les libertés, écrivait Jacques ROBERT. Et c'est l'honneur de la démocratie que d'admettre qu'elles s'expriment toutes, même celles qui la nient. Il faut tout laisser attaquer afin qu'on puisse tout défendre. Attention à ne pas - même pour les meilleures causes - laisser ressurgir le délit d'opinion ! »379 A quoi répondait Jean RIVERO : « On critique parfois ces limitations apportées à la liberté. C'est oublier que celle-ci est fragile, et que les menaces que font peser sur elles la survivance, voire le renouveau des crimes nés de l'idéologie nationale-socialiste, justifient les mesures qui cherchent à les prévenir »380. L'ampleur des polémiques reflétait encore l'impact des crimes nazis sur notre mémoire collective. « Au fond de cette affaire de trafic d'Histoire, rappelait Charles KORMAN, gît - d'abord - une insupportable souffrance. Une souffrance qui, en effet, dépasse les limites du supportable, parce que doublée, à l'endroit des victimes, d'affront, d'outrage, d'injure en ce que, explicitement ou implicitement, elles se voient soupçonnées, interpellées et traitées au mieux de fabulatrices et au pis de menteuses ou d'escrocs »381.

La « loi GAYSSOT » est-elle alors conforme à la Constitution ? Il nous paraît envisageable de répondre par l'affirmative. La Constitution française, tout comme les Constitutions étrangères, tout comme les Conventions internationales de sauvegarde des droits de l'homme ou de lutte contre le racisme, reconnaît que la liberté d'expression puisse se voir limiter au nom d'autres droits et libertés. L'expression publique d'une rhétorique raciste, parce qu'incitant nécessairement à la violence, trouble l'ordre public et porte atteinte à l'honneur de certaines communautés, pour ne pas dire la République. La lutte contre ce phénomène requiert, en France (comme en d'autres démocraties libérales), l'usage d'un dispositif de répression pénale. Dès lors que l'on admet que ce discours soit prohibé, l'on voit mal ce qui pourrait s'opposer à une prohibition similaire des falsifications négationnistes, ce d'autant que ces idées, parce que fausses, n'ont pas pour effet, au moins directement382, de faire progresser la vérité. Car cette réalité a déjà été constatée : les nazis ont exterminé les Juifs. Les historiens sont, au demeurant, les premiers à pratiquer le refus du débat, comme on a pu le voir, et l'on ne peut que les comprendre : « Le mensonge est déconcertant. Il met la logique en déroute et agace l'esprit critique. La contestation d'une vérité établie par la révélation d'un fait nouveau doit naturellement entraîner une enquête même si la vérité paraît incontestable. Le territoire de l'historien, lorsque le menteur y pénètre, n'est plus le lieu de la recherche, mais celui de la manipulation »383. La conformité de l'article 24bis aux textes supralégislatifs est d'autant plus établie que la responsabilité des historiens n'est pas un vain principe. L'Université elle-même rejette le négationnisme et a pris, tardivement il est vrai, des mesures de sanction contre les négateurs.

Si équivoque il y a, elle ne se situe pas dans le cadre d'un débat sur la constitutionnalité de l'article 24bis, mais au sein d'une réflexion sur le contenu même de nos textes fondamentaux. Le principe d'une limitation apportée à la liberté d'expression, principe adopté par les déclarations des droits, qu'elles soient françaises ou internationales, n'est pas sans être troublant, en ce qu'il pourrait autoriser des restrictions arbitraires. Certes, la présence du Conseil Constitutionnel devrait suffire à prévenir ce type de dérive. Encore faut-il qu'il soit saisi. De même, cette présence n'a-t-elle pas empêché certains archaïsmes de germer et proliférer au sein de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale n'a-t-elle pas été signée par l'Union soviétique et les pays membres du Pacte de Varsovie ? Les rédacteurs de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 se référaient à la loi comme à une norme produite par la Raison, issue de la Nation par l'intermédiaire de ses représentants : une norme sage, et non ses déviances positivistes. L'Histoire a pourtant pu démentir, en maintes occasions, cet espoir.

La loi fixe ce qui est de l'ordre du normatif. Elle est un instrument de régulation sociale, facteur de civilisation en ce qu'elle prévoit l'adoption de certain comportement tout en étant créée par ceux à qui elle s'applique en premier lieu - par la voie de leurs représentants. La législation anti-raciste ne serait alors que la manifestation d'une opposition marquée à la propagande de haine - et c'est ainsi qu'a été entendue la loi du 1er juillet 1972. Elle offre des moyens qu'une réfutation proprement scientifique n'apporte pas. En ce sens, elle complète cette réfutation, elle complète l'éducation, elle complète l'ensemble des instruments destinés à combattre le fléau. Car s'il s'avère nécessaire d'extirper le négationnisme, la « loi GAYSSOT » ne saurait suffire : le premier rempart contre cette campagne antisémite demeurera l'enseignement de l'Histoire, l'histoire de l'extermination des Juifs et des Tziganes par les nazis384. De même la publication de réfutations, d'articles et d'ouvrages décrivant l'historique, la nature du négationnisme permet-elle de réduire les risques - non négligeables - de perversion des esprits. Elle aboutirait de même à ôter toute pertinence à une objection formulée contre l'article 24bis, objection qui énonce que cette loi ferait des négationnistes des martyrs : un « faussaire de l'Histoire », à plus forte raison antisémite et pro-nazi, ne peut jouir de la crédibilité d'une « victime ». La « loi GAYSSOT » ne se comprend, n'est efficace que parce qu'elle fait partie d'un ensemble. Elle n'est qu'un instrument parmi d'autres au service de la lutte contre les négateurs385. Se limiter à cette loi serait même dangereux - Benjamin CONSTANT avait ces mots prophétiques : « Ecarter par le dédain ou comprimer par la violence les opinions qu'on croit dangereuses, ce n'est que suspendre momentanément leurs conséquences présentes, et c'est doubler leur influence à venir. Il ne faut pas se laisser tromper par le silence, ni le prendre pour l'assentiment. Aussi longtemps que la raison n'est pas convaincue, l'erreur est prête à reparaître au premier événement qui la déchaîne ; elle tire alors avantage de l'oppression même qu'elle a éprouvée. L'on aura beau faire, la pensée seule peut combattre la pensée. Le raisonnement seul peut rectifier le raisonnement. Lorsque la puissance la repousse, ce n'est pas uniquement contre la vérité qu'elle échoue ; elle échoue aussi contre l'erreur. On ne désarme l'erreur qu'en la réfutant »386. Une plus grande information du public sur le négationnisme permettrait d'apporter une légitimité davantage stabilisée à l'article 24bis. Cette tâche est, il est vrai, facilitée par le nombre croissant d'études consacrées à l'histoire de cette campagne de négation ainsi que celle de ses thuriféraires, tels RASSINIER ou BARDECHE. Rappelons que selon un sondage réalisé en France par la SOFRES en 1998, près de 79 % des personnes interrogées se déclaraient favorables à la « loi GAYSSOT »387...

Il est néanmoins révélateur que le Droit ait eu à intervenir pour contrer le négationnisme. Les négateurs de l'extermination des Juifs avaient fait l'objet de diverses procédures, civiles, pénales, administratives, procédures imparfaites, procédures difficiles, procédures dès lors simplifiées par l'article 24bis388. Il n'était visiblement pas envisageable de se contenter de réfutations argumentées : il fallait encore impliquer les tribunaux. Le byzantinisme du contentieux relatif à l'annulation de la « thèse de Nantes »389, pour ne citer que cet exemple, indique à la fois certaine conception de la lutte anti-négationniste telle qu'elle se pratique en France et les imperfections d'un système législatif qui, de toute évidence, n'avait pas prévu cette forme particulière d'antisémitisme. L'instauration d'une responsabilité civile et délictuelle de l'historien, la multiplication des procédures de diffamation ne sont pas sans avoir créé un contexte favorable à l'entrée en vigueur de l'article 24bis, ce d'autant qu'il existe une assez longue tradition de restriction de principe de la liberté d'expression en France, ainsi qu'on a pu le voir. Il ne s'agit certes pas de faire de la « loi GAYSSOT » une espèce d'exutoire juridique, mais force est de constater que cette loi indique une tendance à la répression des écrits s'inscrivant dans une considération proprement « sartrienne » de la liberté d'expression face, notamment, à l'incitation à la haine : « ... il ne faut pas craindre d'interdire par des lois permanentes les propos et les actes qui tendent à jeter le discrédit sur une catégorie de Français »390. C'est, en premier lieu, cette tendance qui constitue l'un des fondements de l'inquiétude des historiens391. « Tant que l'on ne voudra pas admettre qu'une opinion politique (qu'elle soit immonde, haïssable, ou tout ce que l'on veut n'y change rien) se combat sur le terrain politique et non dans les prétoires, on ira d'échecs en capitulations », estimait Philippe BOUCHER392 : jugement à notre sens excessivement pessimiste en ce qui concerne le seul article 24bis, mais reflétant quelque crainte, somme toute légitime, face à l'érection éventuelle d'un ordre moral qui paralyserait la recherche historique393.

La question se pose avec d'autant d'acuité qu'il a été envisagé de réformer cette loi, par une extension de son champ d'application. L'on s'était étonné du fait que l'article 24bis ne porte que sur les crimes nazis, et non les autres génocides, tels celui des Arméniens ou des Cambodgiens ainsi que les atrocités du stalinisme394. Diverses propositions de loi ont tenté d'apporter des améliorations à la « loi GAYSSOT ». Les propositions n° 1932, 2028 et 2039 émanant respectivement, à l'Assemblée nationale, du groupe communiste, du groupe socialiste et du député M. François ROCHEBLOINE, prévoyaient, en 1996, d'ajouter un alinéa second à l'article 24bis : « Seront punis des mêmes peines ceux qui auront contesté tout autre génocide tel que défini par l'article 211-1 du Code pénal ou par les tribunaux internationaux ou des organisations internationales, reconnus par la France »395. La proposition n° 1872 déposée la même année par Patrick DEVEDJIAN disposait pour sa part : « Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l'article 24, ceux qui auront contesté, par un ou des moyens énoncés à l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par les articles 211-1, 212-1 et 212-2 du nouveau Code pénal, même commis à l'étranger ou antérieurement à l'entrée en vigueur de ce Code »396. Aucune de ces propositions n'a cependant abouti, absence de volonté politique aidant. Le problème posé par ces définitions est leur trop grande imprécision. La proposition n° 1872 aurait laissé aux juges le soin de qualifier juridiquement les génocides visés, ce qui n'aurait nullement réglé la controverse relative à l'interventionnisme judiciaire dans les débats historiques.

L'élargissement du domaine de la « loi GAYSSOT » est, il est vrai, appuyé par de nombreux arguments. L'on pourrait adopter une conception universaliste du crime contre l'humanité, propre, au demeurant, à ce dernier, et admettre que la négation d'un tel événement, qu'il survienne en Europe, en Asie, en Afrique ou en Amérique, constitue une atteinte tout aussi universelle au principe - également universel - de dignité humaine. L'on aura retenu que cette conception fait appel à certaine solidarité entre les peuples. De même, la discrimination reprochée à l'article 24bis cesserait d'être. Les crimes contre l'humanité, les génocides, avaient posé un défi au Droit, défi que le Droit a relevé en définissant de nouvelles infractions397, en leur conférant parfois un effet rétroactif (du moins lors des procès des criminels de guerre nazis et japonais), en reconnaissant leur imprescriptibilité, en somme en les consacrant juridiquement. La négation d'un génocide n'est que la continuité de ce dernier. « Le voleur habile est celui qui fait pendre le volé », dit un proverbe turc à la résonance sinistre dès que l'on songe au sort fait aux Arméniens au cours de la Première Guerre Mondiale par le gouvernement de Constantinople. Cette négation constitue un nouveau défi que le Droit, par souci de cohérence, se doit de relever. Elle amène le législateur à se pencher sur des questions d'Histoire ? Elle oblige plutôt ce dernier à prendre acte de l'existence d'une réalité, le fait même d'un meurtre de masse, ce qui n'est en définitive qu'un moindre mal qui n'a jamais gêné d'une quelconque manière la recherche historique, dans aucune des démocraties libérales ayant adopté une disposition prohibant cette forme de contestation. Le Droit définit et sanctionne le crime contre l'humanité, le génocide : qu'il s'attaque à sa négation s'inscrirait dans cette logique. D'une part parce que le criminel qui s'efforce d'effacer les traces de ses actes ne saurait être protégé de ce fait. D'autre part parce que les négateurs s'efforcent de réhabiliter un certain type de régime dont l'extermination massive faisait partie du programme de gouvernement, sinon du projet de société. Dès lors, la punition du négationnisme se devrait de porter sur tous les meurtres de masse. Tous les crimes contre l'humanité, tous les génocides sont sanctionnés : toutes leurs négations devraient être soumises au même régime. La dignité humaine est insécable.

L'on peut objecter que si les génocides et les crimes contre l'humanité présentent des traits communs, leur négation, quand elle existe, n'est pas sans varier selon les atrocités considérées. Le négationnisme s'attaquant à la réalité de l'extermination des Juifs relève d'une campagne de propagande antisémite et antidémocratique particulièrement dangereuse - l'on a pu voir les résultats produits par la diffusion des idées judéophobes - et se trouve de ce fait sanctionné car de nature à troubler l'ordre public de par son incitation à la haine. L'impact du négationnisme antisémite a été jugé suffisamment inquiétant pour que le législateur en prenne acte et se décide à prendre les mesures qui s'imposaient. Il a pu considérer qu'un seuil de tolérance avait été franchi, seuil au delà duquel l'on quitte le domaine des inepties proférées par quelques illuminés pour se trouver face à une véritable « industrie du mensonge ». En est-il de même pour les autres formes de négation ? Le négationnisme japonais, contestant la réalité des crimes commis par l'armée impériale au cours de l'expansion nippone effectuée de la fin du XIXe siècle à la défaite de 1945, est certes très puissant au Japon et sait se faire connaître en Extrême-Orient398 : rien de tel, cependant, en France et en Europe, ou même aux Etats-Unis. La négation du génocide cambodgien ne fait guère parler d'elle, tandis que celle du génocide rwandais demeure encore assez mal cernée, peut-être parce que les médias français ont joué un rôle des plus troubles pendant et après la commission de ce crime contre l'humanité au coeur de l'Afrique des Grands lacs.

La négation du génocide arménien présente elle aussi des spécificités qui pourrait, pour leur part, justifier l'extension de la « loi GAYSSOT ». Comme pour l'extermination des juifs, la déportation et l'élimination de cette communauté dans les déserts d'Anatolie organisées dès 1915 par l'Ittihad ve Tesakké (Comité Union et Progrès, le groupe des « Jeunes Turcs » dirigeant à l'époque l'Empire ottoman) avait fait l'objet d'une stratégie de camouflage et de dénégation de la part du pouvoir central399. L'Etat turc, à l'issue de la défaite de 1918, avait reconnu le génocide et avait entrepris de juger les responsables encore présents sur le territoire turc400, mais, avec la prise de pouvoir du mouvement kémaliste marquant la chute de l'Empire ottoman, s'est depuis dans une politique de dénégation systématique.

L'on ne peut, en cela, rejoindre Michel TROPER, lorsqu'il souligne que la négation du génocide des Arméniens ne saurait faire l'objet d'une sanction pénale : « Elle ne s'embarrasse pas d'un lourd appareil critique pseudo-historique et si elle vise bien à disculper les autorités turques, elle ne s'inscrit pas, fort heureusement, dans un mouvement anti-arménien dangereux »401. La politique négationniste turque utilise, en effet, de nombreux moyens à sa disposition : mobilisation du corps universitaire local au service de cette « Histoire révisée »402, pressions diplomatiques403, inaccessibilité des archives ottomanes404, appuis donnés à des spécialistes universitaires étrangers turcophiles405, voire même soutiens financiers aux relais étrangers de la négation406... La première opération négationniste d'envergure à avoir été menée sur les forums de discussion d'Internet s'attaquait, non aux crimes nazis, mais à l'élimination des Arméniens407. En somme, une campagne de propagande tout aussi intense que la négation de l'extermination des Juifs.

L'on peut également douter que la seule volonté du gouvernement turc soit d'exonérer sa responsabilité dans la commission d'un des crimes les plus marquants du siècle dernier. Une telle rhétorique implique, consciemment ou non, la nécessité de faire des Arméniens des menteurs suffisamment organisés pour suborner une partie de l'opinion publique, des institutions politiques et du corps universitaire. L'incitation à la haine, au mépris, est tout aussi existante en l'espèce, qu'elle soit volontaire ou non. Ajoutons à cela que la tragédie qui a frappé les Arméniens pendant la Première Guerre Mondiale pèse encore sur leur mémoire collective et constitue un traumatisme lancinant que la stratégie négationniste de l'Etat turc ne fait que perpétuer408. « Imaginons ce que peuvent ressentir les minorités arméniennes, écrivait Pierre VIDAL-NAQUET. Imaginons Faurisson ministre, Faurisson président de la République, Faurisson général, Faurisson ambassadeur, Faurisson président de la Commission historique turque, membre du Sénat de l'université d'Istambul, Faurisson membre influent des Nations unies, Faurisson répondant dans la presse chaque fois qu'il est question du génocide des Juifs. Bref, un Faurisson d'Etat doublé d'un Faurisson international et, avec tout cela, Talaat-Himmler jouissant depuis 1943 d'un mausolée solennel dans la capitale »409. Cette stratégie a, par ailleurs, causé un trouble indirect - mais particulièrement grave - à l'ordre public, puisque se trouvant à l'origine d'une vague d'attentats opérés par des groupes terroristes arméniens désireux de raviver la conscience internationale410. Au bénéfice de ces observations, il nous semble opportun d'admettre un élargissement de la « loi GAYSSOT » à la sanction des individus niant la réalité de ces meurtres de masse commis dès 1915, ce qui, au surplus, ne pourrait que conférer une portée pus grande à la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant ce génocide. Car, de toute évidence, le seuil de tolérance a été franchi.

Mais cette proposition susciterait d'autres difficultés. Peut-on, à chaque fois que surgissent des négateurs, élaborer un texte de loi sanctionnant une contestation spécifique, autrement dit, multiplier les législations d'exception ? Le Droit français verra-t-il un corpus d'articles interdisant la négation de crimes contre l'humanité nommément désignés ? Combien d'alinéas supplémentaires seront-ils nécessaires à l'efficacité de l'article 24bis ? Envisager un texte à portée générale, sur le modèle suisse, offrirait, on l'a vu, au juge le pouvoir exorbitant, excessif même, de qualifier juridiquement des événements passés et de décider par exemple que si le génocide juif ne devait pas être contesté, il n'en serait pas de même pour l'extermination des Tutsis et des Hutus modérés au Rwanda en 1994. D'un autre côté, le principe de clarté et de précision de la loi pénale aboutirait paradoxalement à élaborer une série de dispositions dérogeant au principe selon lequel la loi est générale et impersonnelle. L'on peut cependant objecter, outre que les négationnismes ne présentent pas tous la même ampleur, que l'existence d'un danger pesant sur la cohésion de la société, sur la vie d'une communauté, exige l'intervention du Droit. Et des citoyens.

L'originalité, si l'on peut se permettre ce terme, du négationnisme, est qu'il véhicule une incitation à la haine doublée d'une tentative de réhabilitation d'une organisation, d'un régime, d'un système criminels, en s'insinuant sur le domaine de l'Histoire. Or, l'on sait à quel point, pour le maintien des fondements d'une démocratie libérale, s'avère être importante la liberté de l'historien. Cette liberté ne doit cependant pas dégénérer en abus. Ces abus ne doivent pas aboutir à tourmenter les victimes des meurtres de masse. L'on ne saurait dès lors s'étonner : qu'on le veuille ou non, le Droit, qui suppose l'acceptation d'une responsabilité des individus, doit également combattre ces abus, et pour ce faire recourir à l'Histoire, l'histoire de ces faits clairement prouvés qui font pourtant l'objet de dénégations variées. « Quant aux privilèges qu'il faudrait reconnaître aux historiens d'écrire l'histoire et aux juges de juger, permettez-moi tout de même de noter une faille dans ce système, déclarait Bernard JOUANNEAU. Car au fond, l'histoire des hommes, l'histoire de leurs souffrances, de leurs massacres, appartient aussi à leur destinée, à leur dignité, et si les historiens revendiquent de légitimes expériences scientifiques, les juges ressentent tout autant l'exigence de répondre à l'appel des victimes. Et le silence qu'on oppose à ces victimes en leur disant que la loi ne permet pas aux juges de juger l'histoire m'a souvent paru d'une grande hypocrisie. Car au fond, tout en posant ce principe, les juges ont toujours accepté de se tremper les mains dans l'Histoire »411. A quoi ajoutait Charles KORMAN : « La propagande en faveur du racisme, qui s'exprime notamment par les tentatives des faussaires de l'Histoire, n'est elle pas aussi condamnable que la propagande en faveur du suicide, du tabac ou de l'alcool ? »412

Force est d'observer, à la lumière des douze années qui ont suivi l'entrée en vigueur de l'article 24bis, que l'on a beaucoup exagéré ses effets pervers. Sa constitutionnalité ne semble guère remise en cause à l'heure actuelle - au point que le Droit communautaire se préoccupe à présent de la nécessité de réprimer, à l'échelon européen, ce vecteur d'incitation à la haine et au désordre413. Les poursuites ont été limitées par les associations de lutte antiracistes elles-mêmes et l'on a pu voir que la jurisprudence a, de manière générale, fait de ce texte une application conforme aux voeux du législateur. La « loi GAYSSOT » visait, en simplifiant le régime de l'interdiction de l'incitation à la haine, un objectif d'intérêt général, outre de protéger la dignité de la personne humaine et prévenir le retour d'une idéologie meurtrière. L'historienne Valérie IGOUNET achevait, par cette phrase, son ouvrage consacré à l'histoire du « révisionnisme » français : « Métamorphose moderne de l'antisémitisme, le négationnisme se doit d'être étudié comme tel »414. Nous ajouterons qu'il se doit également d'être puni comme tel.

       


Notes.

376. VOLTAIRE, Traité sur la Tolérance (1763), chap. XVIII.

377. Extrait du Corriere della Sera du 3 janvier 1979, cité in Didier DAENINCKX, Quand le négationnisme s'invite l'Université, chapitre X :
http://www.amnistia.net/news/enquetes/negauniv/faurisson/faurisson.htm.

378. TACITE, Annales, Livre XIV, 9, 1 (Hatier/les Belles Lettres, 1996, p. 119).

379. Jacques ROBERT & Jean DUFFAR, Droits de l'homme et libertés fondamentales, op. cit., p. 697.

380. Jean RIVERO, Les libertés publiques, op. cit., p. 162.

381. Charles KORMAN, « Pour assumer l'Histoire : la loi », Le Monde, 28 mai 1996.

382. L'on a pu voir que le négationnisme avait paradoxalement poussé les historiens à améliorer l'état des connaissances sur l'extermination des Juifs par l'intermédiaires de recherches, de publications d'ouvrages, de colloques. Ce qui, d'ailleurs, suffit à établir que l'article 24bis ne porte aucune atteinte - même insupportable - à la liberté de recherche historique : à notre connaissance, aucun historien n'a été ni condamné, ni même poursuivi, sur le fondement de cette disposition pénale. Le nombre d'ouvrages parus sur le génocide des Juifs a été particulièrement important ces vingt dernières années, au point que les propagandistes antisémites parlent de « Shoah Business »... Cependant, depuis les articles de Nadine FRESCO et Pierre VIDAL-NAQUET, aucun ouvrage français n'a opéré de réfutation, sur le fond et sur la forme, des « thèses » négationnistes.

383. Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, Parenthèses, 1989, p. 9.

384. Voir, à ce sujet, Dominique BORNE, « L'Enseignement de la Shoah à l'école », Les Cahiers de la Shoah, n° 1, 1993-1994 ainsi que Georges BENSOUSSAN, Auschwitz en héritage ? D'un bon usage de la mémoire, Mille et Une Nuits, 1998.

385. L'on a pu mettre en cause son efficacité au motif qu'Internet offrait aux négateurs les moyens d'échapper aux poursuites (entretien avec André KASPI, op. cit.). Le laxisme des hébergeurs de sites web, l'absence de prohibition légale du négationnisme aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne sont les principaux facteurs d'une indéniable prolifération de sites et pages web publiant du matériel négationniste. Une autre difficulté est de rapporter la preuve que les textes publiés sur Internet l'ont été avec l'accord de leur auteur : le TGI de Paris a relaxé Robert FAURISSON au motif que la preuve qu'il était responsable de la publication de son « argumentaire » sur le site Aaargh - le site de Serge THION (voir note 190) - n'avait pas été rapportée (TGI Paris, XVIIe Ch., 13 novembre 1998, Faurisson, inédit). Solution attachée à la défense des droits de l'homme, mais solution discutable sur un strict plan factuel, puisqu'il paraît établi que Robert FAURISSON envoie ses textes aux sites négationnistes par l'intermédiaire de sa soeur, Yvonne SCHLEITER, qui veille à leur traduction et à leur transmission par voie de courrier électronique (voir Gilles KARMASYN et alii, « Le négationnisme sur Internet », op. cit., p. 8). Notons que les textes de Robert FAURISSON sont toujours accessibles sur ces sites : il ne semble pas que leur auteur ait pris la moindre initiative pour les faire retirer... Toujours est-il que la présence négationniste sur Internet est importante, mais qu'elle a pu rencontrer de nombreux obstacles en la personnes de sites web réfutant leur contenu, tels http://www.nizkor.org ou http://www.phdn.org (aucun de ces sites - de qualité - n'a été monté par des historiens professionnels, mais par de simples citoyens). En l'occurrence, le problème n'est pas la « loi GAYSSOT » en elle-même, mais les modalités des poursuites pénales à effectuer en matière de « cybercriminalité », débat d'ordre plus général qui tient davantage de la volonté politique que du « mythe de l'impunité cybernétique » (il existe en effet des moyens technologiques permettant d'interdire ou de gêner l'accès aux sites web incitant à la haine). La loi de 1881 ne paraît pas adaptée à ce nouveau régime de communications. Le Tribunal canadien des droits de la personne rendrait, pour sa part, une ordonnance en date du 18 janvier 2002 interdisant au néo-nazi germano-canadien Ernst ZÜNDEL d'utiliser son site web en vue de propager des messages incitant à la haine raciale. L'ordonnance est accessible en ligne :
http://www.chrt-tcdp.gc.ca/decisions/docs/citron-f.htm.

386. Benjamin CONSTANT, Ecrits politiques, Gallimard, coll. « Folio-Essais », 1997, p. 797-798, note 7. Mais le même auteur reconnaissait que « l'écrivain qui prêche le meurtre, le pillage, ou le vol, doit être puni » (ibid., p. 460). CONSTANT reprenait cette distinction entre l'expression d'une opinion et la commission d'un acte : « La manifestation d'une opinion peut, dans un cas particulier, produire un effet tellement infaillible qu'elle doive être considérée comme une action. Alors, si cette action est coupable, la parole doit être punie. Il en est de même des écrits. Les écrits, comme la parole, comme les mouvements les plus simples, peuvent faire partie d'une action. Ils doivent être jugés comme partie de cette action, si elle est criminelle. Mais s'ils ne font partie d'aucune action, ils doivent, comme la parole, jouir d'une entière liberté. Ceci répond également à ces frénétiques, qui, de nos jours, voulaient démontrer la nécessité d'abattre un certain nombre de têtes qu'ils désignaient, et se justifiaient ensuite en disant qu'ils ne faisaient qu'émettre leur opinion ; et aux inquisiteurs qui voudraient se faire un titre de ce délire, pour soumettre la manifestation de toute opinion à la juridiction de l'autorité. » (ibid., p. 564-565)

387. Valérie IGOUNET, Histoire du négationnisme en France, op. cit., p. 606.

388. Ce qui, une fois encore, suffit à dénier toute force de conviction à l'argument selon lequel l'article 24bis transformerait les négationnistes en victimes. Ces derniers, jusqu'en 1990, s'étaient déjà présentés sous cet aspect, puisque faisant l'objet de multiples poursuites. « J'ai écrit il y a deux ans un livre intitulé Nuremberg ou la Terre Promise qui a été saisi parce qu'il contenait des vérités désagréables », écrivait par exemple Maurice BARDECHE dans la préface à son second livre négationniste, Nuremberg II ou les faux monnayeurs (Les Sept Couleurs, 1950).

389. Voir note 192.

390. Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive, op. cit., p. 179. SARTRE ajoutait cependant : « Mais ne nous illusionnons pas sur l'efficacité de ces mesures : les lois n'ont jamais gêné et ne gêneront jamais l'antisémite, qui a conscience d'appartenir à une société mystique en dehors de la légalité. On peut accumuler les décrets et les interdits : ils viendront toujours de la France légale et l'antisémite prétend qu'il représente la France réelle. » (ibid.)

391. Entretien avec François DELPLA, mars 2002. Voir également Madeleine REBERIOUX, Le Monde, 21 mai 1996, op. cit..

392. Le Monde, 5 mai 1990.

393. J.O., Sénat, débats, 11 juin 1990, p. 1456 intervention de M. CARTIGNY.

394. La jurisprudence refuse de faire application de l'article 24bis à la négation du génocide arménien (TGI Paris, XVIIe Ch., 18 novembre 1994, « Lewis », inédit), mais inclut les Tziganes dans le champ de protection de cette disposition (Cass. Crim., 20 décembre 1994, « Boizeau », Bull. Crim. 1994, n° 424, D., 1995, informations rapides, p. 64) : « C'est donc à juste titre qu'une cour d'appel a jugé recevable la constitution de partie civile de cette association dans le cadre d'un procès pour contestation de crimes contre l'humanité, les propos incriminés concernant toutes les communautés, victimes des camps d'extermination, au nombre desquelles figurent les Tziganes ».

395. Cité in Olivier ROUMELIAN, « Un délit d'opinion au service des droits de l'homme ? », op. cit., p. 10, qui commentait ainsi cette réforme : « Les parlementaires ne proposent pas de réforme de texte, mais l'adjonction d'un nouvel alinéa. En adoptant la proposition précitée, l'article 24bis ferait l'objet d'une surprenante rédaction. L'alinéa 1er consacrerait un cas particulier en protégeant le génocide juif tandis que l'alinéa 2 en ferait de même à l'égard de tous les autres crimes contre l'humanité. Curieux édifice qui présenterait le cas particulier avant d'énoncer la règle générale. »

396. Ibid., p. 11.

397. Rappelons que le terme de « génocide » a été créé par Raphael LEMKIN, professeur de Droit international à l'Université de Yale, dans son ouvrage paru en 1944, Axis Rule in Occupied Europe, Carnegie Endowment For International Peace/Division of International Law, Washington DC. LEMKIN n'était certes pas le premier à décrire la criminalité du IIIe Reich, ni même ses atrocités, mais avait perçu la radicale nouveauté de cette même criminalité tout en s'efforçant de lui trouver un qualificatif à sa mesure. Le « génocide », à savoir la « destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique », le « plan coordonné de différentes actions visant à détruire les fondements essentiels de la vie des groupes nationaux, pour anéantir ces groupes eux-mêmes » (ibid., p. 79), était une technique de soumission de l'Europe occupée en vue d'assurer la prééminence biologique de l'Allemagne une fois la guerre terminée. Il ne s'agissait plus d'une politique d'atrocités découlant de la guerre, mais d'une entreprise spécifique, devant aboutir à la destruction de races, de groupes, de religions estimées inférieures, nuisibles, ennemies. LEMKIN recommandait une intervention du Droit international en vue de protéger les victimes de cette nouvelle forme de barbarie.

398. Le négationnisme japonais a longtemps été pratiqué par les institutions gouvernementales elles-mêmes, les manuels scolaires étant, au demeurant, soumis à l'homologation du Ministère de l'Education nationale. Saburo IENAGA, professeur à l'Université normale de Tokyo, a été dans l'obligation d'intenter de multiples procès à l'Etat pour déclarer illégal le refus d'homologation d'un manuel d'Histoire qui faisait mention des atrocités commise par l'armée japonaise tout en qualifiant la politique des gouvernements de l'époque de « guerre d'agression » (le contentieux opposant Saburo IENAGA à l'Etat s'étendra des années 60 à nos jours - voir Philippe PONS, « La Cour suprême du Japon ouvre une brèche dans le négationnisme officiel », Le Monde, 1er septembre 1997). Ce n'est qu'à partir des années 70 que sera mentionné dans divers manuels scolaires le massacre de Nankin, commis en décembre 1937 par les soldats japonais, dans le cadre de l'invasion de la Chine, et ayant abouti à la mise à mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes (le bilan mortuaire le plus élevé atteint les 300.000 victimes). Ce massacre, érigé en symbole de la politique criminelle menée par le Japon lors de ses guerres de conquêtes, est devenu la cible des négationnistes nippons, la publication d'un ouvrage récent - non exempt d'erreurs, sinon de simplifications - consacré à cet événement (Iris CHANG, The Rape of Nanking. The forgotten Holocaust of World War II, Penguin Books, 1998) ayant littéralement agité les milieux conservateurs à Tokyo. Voir à ce sujet Joshua A. FOGEL, (dir.), The Nanjing Massacre in History and Historiography, University of California Press, 2000, et notamment Takashi YOSHIDA, « A Battle over History. The Nanjing Massacre in Japan », ibid., p. 70-132. Les expériences médicales pratiquées sur des cobayes humains prisonniers de guerre par les Unités 731 et 100 de l'armée nippone ont fait l'objet d'une stratégie similaire d'oubli et de dénégation (voir Peter WILLIAMS & David WALLACE, La guerre bactériologique. Les secrets des expérimentations japonaises, Albin-Michel, 1990 et Hal GOLD, Unit 731 Testimony, Charles E. Tuttle Co., 1996), de même que le système des « femmes de confort », ces esclaves sexuelles mobilisées en Asie occupée pour satisfaire les besoins des militaires japonais (voir notamment George L. HICKS, The Comfort Women. Japan's Brutal Regime of Enforced Prostitution in the Second World War, W.W. Norton & Company, 1997). Le négationnisme japonais, davantage pratiqué par le Parti liberal démocrate (PLD), prend des formes beaucoup plus variées que celles pratiquées par les négateurs de l'extermination des Juifs : publications d'ouvrages à prétention scientifique, éditions de revues, organisations de colloques, institutions de comités et d'associations (ainsi la « Commission pour le Réexamen de l'Histoire », instituée par le PLD) distribution de tracts, intimidation (par attaques personnelles, diffamation et menaces) des adversaires de la négation, mais aussi production de films, et même recours à la bande dessinée (manga) - voir à ce sujet Philippe PONS, « Le négationnisme dans les mangas », Le Monde diplomatique, octobre 2001, p. 16-17 et « Le négationnisme fait recette au Japon », Le Monde, 30 mai 1998 ; Michael PRAZAN & Tristan MENDES-FRANCE, « Yoshinori Kobayashi, auteur et héros de mangas révisionnistes », Le Monde, 31 janvier 1998 ; Christophe SABOURET, « Le négationnisme japonais s'affiche dans les publications populaires », ibid.. L'on pourra consulter avec intérêt, sur internet, l'étude globale publiée sur le site Amnista.net par Arnaud NANTA, « Japon : l'offensive des négateurs de l'Histoire » : http://www.amnistia.net/news/articles/negdoss/japnega/japnega.htm.
Le poids du négationnisme japonais est tel qu'il influe parfois de manière significative, au moins symbolique, sur les relations diplomatiques entre le Japon, la Chine, la Corée du Sud, Taiwan et les Philippines.

399. Le Comité Union et Progrès saurait faire preuve d'une duplicité aboutie : alors qu'il s'efforçait d'avancer diverses justifications, comme une supposée « trahison arménienne » au profit de l'Entente, des messages, sans portée aucune mais destinés ultérieurement aux archives, étaient adressés aux autorités locales chargées de l'application du « programme », recommandant de ne pas maltraiter la population arménienne (voir Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, op. cit., p. 69-73). De manière générale, sur le génocide arménien, voir Yves TERNON, Les Arméniens, op. cit., ainsi que Vahakn DADRIAN, Autopsie du génocide arménien, Complexe, 1995 et le Tribunal permanent des Peuples, Le crime du silence. Le génocide des Arméniens, Champs-Flammarion, 1984 - une mise au point historiographique ayant été publiée par le Comité de Défense de la Cause arménienne, L'actualité du Génocide des Arméniens, Edipol, 1999.

400. Le futur artisan de la négation gouvernementale, au nom de la réinsertion de la Turquie dans l'arène internationale, Mustapha KEMAL, dit ATATÜRK, admettra en 1919 que « nos compatriotes ont commis des crimes inouïs, eu recours à toutes les formes concevables de despotisme, organisé la déportation et le massacre, brûlé vifs des nourrissons arrosés de pétrole, violé des femmes et des jeunes filles... Ils ont mis les Arméniens dans des conditions insupportables comme aucun peuple n'en a connu dans toute l'Histoire. » (cité in Pierre VIDAL-NAQUET, préface au Crime du silence, op. cit. p. 11).

401. Michel TROPER, « La loi Gayssot et la Constitution », op. cit., p. 1255.

402. En 1982, l'Institut de Politique étrangère d'Ankara publiait un opuscule intitulé Le problème arménien : neuf questions, neuf réponses (reproduit in Le Crime du silence, op. cit., p. 203-256), qui présente l'architecture rhétorique de cette forme de négationnisme. Deux universitaires turcs, Sinasi OREL et Sürreya YUCA (Affaires arméniennes, « les télégrammes de Talât Pacha », fait historique ou fiction, Editions Triangle, Société turque d'Histoire, Paris, 1983) ont de même tenté de dénier toute valeur probante aux « télégrammes ANDONIAN », ces messages adressés par le gouvernement turc aux autorités locales ordonnant la suppression physique des Arméniens, et remis à Aram ANDONIAN, journaliste arménien, par un haut-fonctionnaire ottoman, Naïm BEY, en 1918 (pour une authentification de ces télégrammes et une réfutation des « thèses » turques, voir Yves TERNON, Enquête sur la négation d'un génocide, op. cit.).

403. On se souvient que la reconnaissance du génocide arménien par la France (loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, J.O., n° 25, du 30 janvier 2001, p. 1590) a abouti au durcissement des relations diplomatiques entre la République française et l'Etat turc. Le 18 juin 1987, le Parlement européen avait néanmoins estimé que le refus de la Turquie d'admettre la réalité du génocide arménien constituait un obstacle à son intégration au sein de la Communauté européenne.

404. Le 2 janvier 1989, le Ministre turc des Affaires Etrangères annonçait que, dans les cinq mois à venir, les chercheurs auraient accès aux archives portant sur les cinq siècles d'histoire diplomatique de la Sublime Porte - mais l'on apprendrait par la suite que cette autorisation de consultation n'était délivrée que pour les documents antérieurs à 1894. Les autorités turques se réservent, au surplus, le droit d'interdire la divulgation de ces documents en cas « d'atteinte à la défense nationale ou à l'ordre public » ou de danger pesant sur l'état des rapports entretenus par la Turquie avec d'autres pays. Les archives des tribunaux militaires, les collections de suppléments judiciaires des Journaux officiels ont disparu (voir Yves TERNON, Les Arméniens, op. cit., p. 344-345). La Turquie jouit de cet avantage non négligeable qu'elle n'a pas eu à livrer ses archives aux vainqueurs à l'issue de l'armistice de 1918, à l'inverse de l'Allemagne.

405. L'« affaire Bernard LEWIS », cet universitaire américain condamné par le TGI de Paris en 1995 sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil pour négation du génocide arménien, ne saurait faire oublier que d'autres professeurs d'Université ont mis leurs compétences au service de la politique négationniste turque : Stanford SHAW (professeur à l'Université californienne de Los Angeles), auteur reconnu d'une Histoire de l'Empire ottoman et de la Turquie moderne (trad. française publiée chez Horvath, 1983), Justin MCCARTHY (professeur d'Histoire à l'Université de Louisville), dont les « travaux » démographiques réduisaient le nombre d'Arméniens vivant au sein de l'Empire ottoman en 1914 (et, partant, le nombre des victimes, ce qui néglige quelque peu le fait que le génocide ne se manifeste pas tant par le nombre de victimes que par l'intention préalable d'exterminer un groupe ethnique ou religieux), Cleveland E. DODGE, (professeur d'Histoire du Moyen-Orient à l'Université de Princeton)... Le 19 mai 1985, le New York Times et le Washington Post publiaient une « déclaration des universitaires américains à la Chambre des Représentants du Congrès des Etats-Unis » (les Représentants envisageaient de faire du 24 avril, date marquant symboliquement le déclenchement du génocide commis par l'Ittihad, le « jour national du souvenir de l'inhumanité de l'homme envers l'homme ») : par cette déclaration, soixante-neuf universitaires américains contestaient la réalité d'une extermination planifiée des Arméniens par le Comité Union et Progrès.

406. En décembre 1997, le département d'Histoire de l'Université californienne de Los Angeles rejetait, par dix-huit voix contre dix-sept, le soutien financier du gouvernement turc devant permettre la création d'une chaire d'études ottomanes - Ankara avait exigé que les chercheurs affectés à cette chaire entretiennent des relations cordiales avec leurs homologues turcs et basent leurs travaux sur les archives gouvernementales. La Turquie avait transféré des fonds à d'autres Universités américaines pour satisfaire le même objectif : Harvard, Georgetown, Indiana, Portland, Princeton, Chicago. Soixante-quatre intellectuels et chercheurs avaient dénoncé cette manoeuvre visant à promouvoir la négation d'un génocide (voir Yves TERNON, Du négationnisme, op. cit. p. 64).

407. Un individu ou un groupe (d'aucuns ont cru y voir la main du gouvernement turc) connu sous le nom de « Serdar Argic » s'acharnera à nier par tous les moyens la réalité de ce génocide sur ces forums, ce de 1992 à 1994. Ces interventions systématiques feront de « Serdar Argic » la « sixième personne la plus malfaisante d'Usenet », devant le négationniste antisémite Dan GANNON (voir Gilles KARMASYN et alii, « Le négationnisme sur Internet », op. cit., p. 16-18). La négation du crime se poursuit toujours à l'heure actuelle sur Internet, sans cette ampleur que lui a donnée « Serdar Argic ».

408. Voir à cet égard Janine ALTOUNIAN, « Quel rapport à l'autre pour les héritiers d'un génocide non reconnu ? », L'actualité du Génocide des Arméniens, op. cit., p. 307-314 et Mireille BARDAKDJIAN, « Le génocide dans la mémoire arménienne », ibid., p. 315-337.

409. Pierre VIDAL-NAQUET, préface au Crime du silence, op. cit., p. 15.

410. Dès la fin du conflit, des « vengeurs » arméniens avaient entrepris d'abattre les uns après les autres les auteurs du génocide réfugiés, pour la plupart, en Allemagne - le 15 mars 1921, l'un de ces criminels, et non des moindres, TALAAT PACHA, allait être exécuté dans une rue de Berlin par Soghomon TEHLIRIAN, assassinat qui inaugurerait une longue traque des anciens dirigeants du Comité Union et Progrès (voir Jacques DEROGY, Opération Némésis. Les vengeurs arméniens, Fayard, 1986). Quelques décennies plus tard, de 1975 à 1983, plus de deux cents attentats revendiqués par des groupes arméniens s'en prendront aux intérêts turcs en Europe, puis aux intérêts français (le 15 juillet 1983, une bombe explose à l'aéroport d'Orly, entraînant la mort de huit personnes et laissant cinquante-six blessés). Cette vague d'attentats rencontrera pourtant, en diverses occasions, un mouvement de « compréhension » à l'égard des souffrances de la communauté arménienne, au point que le président d'un tribunal français fera lire en audience, lors du procès de l'un des terroristes arméniens, le télégramme de TALAAT ordonnant la suppression des Arméniens. Henri VERNEUIL saurait résumer cette ambiguïté : « Personne ne peut accepter la tragédie d'Orly, pourtant je ne peux pas oublier non plus le génocide, alors, je ne sais plus très bien quoi dire ». Voir, sur la question du génocide et de son impact sur le déclenchement de cette vague de terreur, Arnaud HAMELIN & Jean-Michel BRUN, La mémoire retrouvée, Mercure de France, 1983.

411. Colloque organisé par le Comité de Défense de la Cause arménienne à Paris-Sorbonne (16, 17 et 18 avril 1998), intervention de Me Bernard JOUANNEAU, reproduite in L'actualité du Génocide des Arméniens, op. cit., p. 455.

412. Charles KORMAN, « Pour assumer l'Histoire : la loi », op. cit..

413. Les instances communautaires mettent en place, à l'heure actuelle, des instruments juridiques devant harmoniser et optimiser la lutte contre le négationnisme au sein de l'Union européenne. Voir à ce sujet Sandrine GIL, « La coopération policière et judiciaire », La lutte contre le négationnisme. Bilan et perspectives de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, colloque organisé le 5 juillet 2002 au Palais de Justice de Paris, salle d'audience de la Ière Chambre de la Cour d'Appel.

414. Valérie IGOUNET, Histoire du négationnisme en France, op. cit., p. 609.

[ Sommaire de l'article  |  La loi Gayssot  |  Négationnisme et réfutations  |  Toutes les rubriques ]


Ou Suis-Je? Aidez PHDN... Accueil PHDN... Copyright © Nicolas Bernard & Gilles Karmasyn 2002-2003
Vos réactions
16/02/2003