76. Charles BAUDELAIRE, L’Art romantique, 1869. 77. Dépêche Inter France, 25 juin 1941, citée in Lucien REBATET, Les Mémoires d’un fasciste, tome 2, éd. Jean-Jacques PAUVERT, 1976, p. 23. 78. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de MALESHERBES, Mémoires sur la librairie et sur la liberté de la presse, Imprimerie H. AGASSE, Paris, 1809, p. 56-57. 79. Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, vol. I, Folio-Gallimard, 1986, p. 279-280. 80. Lettre à Henry L. PIERCE et autres (6 avril 1859), in Roy P. BASLER (éd.), Collected Works of Abraham Lincoln, Rutgers University Press, 1953-1955, Volume III, p. 376. Cette déclaration de principe n’empêcha nullement LINCOLN de suspendre, le 27 avril 1861, l’Habeas Corpus dans certains Etats du Nord qui pouvaient éventuellement rejoindre la Confédération sudiste, deux semaines après la chute de Fort Sumter qui allait marquer le début de la Guerre de Sécession... L’article I, section 9, de la Constitution américaine limitait les cas justificatifs de suspension de l’habeas corpus: invasion étrangère, rébellion, dans l’hypothèse où la sécurité publique viendrait à l’exiger. Cette prérogative étant réservée au Congrès, une ardente polémique constitutionnelle (encore poursuivie de nos jours) s’amorça sur la question de savoir si le Président des Etats-Unis n’avait pas outrepassé ses pouvoirs, suite à un arrêt rendu le 28 mai 1861 par le tribunal fédéral itinérant de Baltimore présidé par le juge Roger B. TANEY déniant cette faculté au chef de l’Etat. Les juristes favorables à la décision présidentielle invoquèrent l’état d’urgence découlant de la rébellion sudiste (voir JAMES MCPHERSON, La Guerre de Sécession (1861-1865), Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1991, p. 313-315). 81. TGI Paris, XVIIe ch., 18 avril 1991, «Faurisson», inédit, cité par Didier BAETSELE, Michel HANOTIAU et Odile DAURMONT, «La lutte contre le racisme et la xénophobie, mythe ou réalité» (2e partie), RTDH 1991, p. 440-441. 82. MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, tome 1, livre XI, chap. III, GF-Flammarion, 1979, p. 291. 83. John Stuart MILL, De la liberté, Editions du Grand Midi, Zurich, 1987, p. 17. 84. Ibid., p. 18. 85. Jacques ROBERT & Jean DUFFAR, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Montchrestien, 1996, 6e édition, p. 528. 86. Jean MORANGE, Droits de l’homme et libertés publiques, PUF, 2000, 5e édition, p. 204. 87. Cité in Jean RIVERO, Les libertés publiques, tome 2: Le régime des principales libertés, PUF, 1997, 6e édition, p. 151. 88. Jean MORANGE, op. cit., p. 205. 89. Arrêt Texas v. Johnson du 21 juin 1989 (491 US 397): «En l’espèce [une manifestation d’opposition à la politique du Président Ronald REAGAN, manifestation à laquelle avait pris part l’intéressé], le fait pour Johnson de brûler le drapeau était constitutif de l’expression d’une opinion, ce qui pouvait lui permettre d’invoquer le Premier Amendement». La Cour suprême censurerait l’année suivante, le 11 juin 1990, une loi fédérale criminalisant les profanations du drapeau américain (United States v. Eichman, 496 US 310 - opinions dissidentes du chief justice WHITE et des juges STEVENS et O'CONNOR), cette répression portant atteinte à «la liberté même qui fait que cet emblème mérite révérence». 90. Arrêt Schenk v. United States, 3 mars 1919 (249 US 47): «La protection la plus rigoureuse de la liberté d’expression ne s’étendrait pas à un homme criant faussement au feu dans un théâtre, causant de ce fait la panique». 91. ROBESPIERRE, extrait du Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution le 11 mai 1791, utilisé en partie devant l’Assemblée nationale le 22 août 1791. 92. John MILTON, Pour la liberté de la presse sans autorisation ni censure (Aeropagitica), Aubier-Flammarion, 1969, p. 163. Publié fin novembre 1644, Aeropagitica sera destiné, seize ans plus tard et par décision du Roi CHARLES II, «to be publicly burnt by the hand of the Common Hangman»... 93. John Stuart MILL, De la liberté, op. cit., p. 29. MILL reconnaissait plus haut: «Supposons donc que le gouvernement ne fasse qu’un avec le peuple et qu’il ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de cœrcition, sinon en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je nie le droit du peuple à exercer une telle contrainte, soit par lui-même, soit par son gouvernement. Ce pouvoir même est illégitime. Le meilleur gouvernement n’y a pas plus de droit que le pire. Exercé avec l’accord de l’opinion publique, ce pouvoir est aussi nuisible, ou plus nuisible, qu’exercé en opposition avec elle. Si toute l’humanité moins un était de la même opinion, l’humanité ne serait pas plus justifiée à imposer silence à cette personne qu’elle même ne serait justifiée à réduire au silence l’humanité si elle en avait le pouvoir» (op. cit., p. 28-29). 94. La notion de «marketplace of ideas» a été inventé par le juge Wendell HOLMES dans son opinion dissidente formulée à l’encontre de l’arrêt de la Cour suprême américaine rendu le 10 novembre 1919 Abrams v. United States (250 US 616): «La liberté d’expression est nécessaire parce que c’est le marché des idées qui engendre ce qu’est réellement la vérité». 95. Michel TROPER, «La loi Gayssot et la Constitution», op. cit., p. 1245. 96. Ce qui, au demeurant, pourrait, à en croire Frederick GRIMKE (The nature and tendency of free institutions, publié pour la première fois en 1848, réédité en 1968 par The John Harvard Library), engendrer des effets vertueux: l’égalité politique stimulée par la liberté d’expression encouragerait les individus à davantage de tolérance envers les autres opinions: «The great diversity of opinions, so far from being an obstacle in the way of religious toleration, was the means of establishing it. But the same causes which have multiplied religious have also multiplied political opinions, so that there is no possible way by which one party can be free without permitting all to be free» (livre II, chapitre IV).

La «loi GAYSSOT» et la Constitution

Nicolas Bernard

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Première Partie
La liberté d’expression, liberté non exclusive de responsabilité
Chap. I - La liberté d’expression, liberté encadrée
1. Bornée par d’aures libertés

Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire.
Charles Baudelaire76
 
Je ne peux pas demander un fusil. Ce ne serait qu’un geste puéril. Mais j’ai un porte-plume...
Lucien Rebatet77

Le temps n’est certes plus où Athènes condamnait aux flammes les écrits de PROTAGORAS au motif qu’il avait mis en doute l’existence des Dieux. De DIOCLETIEN envoyant au bûcher les ouvrages chrétiens au pape Alexandre BORGIA interdisant dès 1501 d’imprimer aucune brochure sans son visa, des Conquistadores se débarrassant des œuvres aztèques aux nazis incinérant les livres avant d’incinérer les cadavres, autant de siècles au cours desquels le contrôle des publications a fait sentir sa présence. Preuve, s’il en était encore besoin, de l’impact des écrits sur la société et les consciences. La plume est plus forte que l’épée...

L’on comprend que la liberté d’expression ait été défendue par les courants opposés à l’absolutisme. Consacrée, elle permettrait, par la confrontation des opinions, d’assurer le progrès de l’humanité, car du choc des thèses divergentes surgirait la vérité... La liberté d’expression est ainsi mise au service de l’homme et le prémunit contre les dérives tyranniques, du moins éloignées du concept de «démocratie libérale», de son Gouvernement. Ainsi que l’écrivait MALESHERBES, annonçant MILL et paraphrasant MILTON : «[la censure] tendrait à détruire la littérature, et à retarder les progrès des sciences qu’on ne saurait trop hâter. Les livres font du mal ; mais l’esprit humain fait des progrès qui tendent au bien général. Il y a des écarts, mais à la longue le vrai prévaut […]. Ce sont les lettres, c’est la philosophie même, quoiqu’on abuse aujourd’hui de son nom, qui ont adouci nos mœurs et qui nous ont tirés de la barbarie.»78

En France, la Déclaration des Droits de l’Homme a proclamé les libertés d’opinion et d’expression mais a également admis qu’elles devaient être limitées, au nom du précepte selon lequel la liberté des uns trouve ses bornes là où commence celle des autres. Le contrôle préalable est certes aboli (quoique connaissant quelques restaurations selon les régimes en place jusqu’à la IVe République) mais un dispositif répressif existe, destinés à sanctionner les abus de ces libertés, abus qui touchent à l’ordre public et aux droits d’autrui.

Tel est le principe, qui ajoute que ces restrictions doivent être limitativement énumérées et strictement appliquées. L’interprétation américaine, certes libérale, du déjà fort libéral Premier Amendement de la Charte des Droits de 1791 ne dispose pas autrement. Ainsi se met en place un système complexe visant à combiner un droit garant de la démocratie avec d’autres droits que garantit cette même démocratie (chapitre premier).

La répression des abus frappe également scientifiques et historiens. Ils jouissent certes d’une liberté étendue : mais cette liberté est fondée sur certain mérite, mérite que confirme leur statut. S’ils s’éloignent des principes qui font l’essence de leur métier, la tolérance et l’objectivité, ils encourent certaine responsabilité. Le Droit français, pour poser le contexte, admet ainsi la sanction de propos à caractère prétendument historico-scientifique, dès lors qu’ils portent notamment atteinte à la mémoire des victimes des meurtres génocidaires, ces crimes qui, de par leur ampleur et leur nouveauté, et avant même l’émergence de l’ère nucléaire, ont fait comprendre à l’humanité qu’elle était mortelle. Tant il est vrai qu’en l’occurrence, nier la réalité de tragédies aussi notoires relève davantage du discours autre qu’historiographique... (chapitre II). Cette idée admise, l’on comprendra peut-être mieux ce qui a pu pousser le législateur à introduire en Droit interne cet article 24bis à la légitimité si controversée...  

Chapitre Premier. La liberté d’expression, une liberté encadrée

En matière de presse, il n’y a donc réellement pas de milieu entre la servitude et la licence. Pour recueillir les biens inestimables qu’assure la liberté de la presse, il faut savoir se soumettre aux maux inévitables qu’elle fait naître. Vouloir obtenir les uns en échappant aux autres, c’est se livrer à l’une de ces illusions dont se bercent d’ordinaire les nations malades, alors que, fatiguées de luttes et épuisées d’efforts, elle cherchent les moyens de faire cœxister à la fois, sur le même sol, des opinions ennemies et des principes contraires.
Alexis de Tocqueville79
 
Ceux qui refusent la liberté aux autres ne la méritent pas pour eux-mêmes.
Abraham Lincoln80

Le 18 avril 1991, le Tribunal de Grande Instance de Paris rendait un jugement condamnant Robert FAURISSON à trente mille Francs d’amende sur le fondement de l’article 24bis81. Le Tribunal considérait que la sanction pénale du négationnisme introduite en Droit français par la loi du 13 juillet 1990 constituait «une nouvelle limite, conforme aux principes généraux du droit, tant national qu’international, dans la mesure où il a toujours été loisible au législateur d’aménager les conditions d’exercice d’une liberté publique pour en empêcher les excès ou les abus». Cette limite était ainsi définie : «le respect dû à la mémoire des victimes du nazisme et le rejet total de toute discrimination raciale dont le nazisme fit un de ses principes fondamentaux».

Les termes mêmes du jugement résument une conception pour le moins étendue des libertés d’opinion et d’expression. Si ces libertés sont consacrées, tant par les Constitutions que par les Conventions internationales, elles sont également limitées. Il est admis, même aux Etats-Unis où devrait pourtant prévaloir le Premier Amendement de la Charte des Droits américaine, que la liberté d’expression ne saurait être ni absolue ni illimitée. A dire vrai, comme on le verra, la notion de liberté d’opinion et d’expression ne repose non pas sur le principe d’une liberté que viendraient borner quelques exceptions, mais sur le postulat d’une liberté encadrée.

Il est certes évident que la «loi GAYSSOT» porte atteinte à la liberté d’expression. Encore faut-il rappeler que cette liberté est en soi limitée. Le problème ne sera dès lors pas de savoir si cette disposition pénale limite la liberté d’expression, mais si cette limite apparaît comme étant excessive. L’encadrement des libertés de pensée et de parole pour mieux garantir les fondements des Etats démocratiques (I) est reconnu par de nombreux ordres juridiques, tant internes que conventionnels (II) et particulièrement par le bloc de constitutionnalité français, dont la loi française de 1881 relative à la liberté de la presse constitue une nette illustration (III).  

I-1 Libertés d’opinion et d’expression, libertés bornées au nom d’autres libertés

Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un Etat, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Montesquieu82

Le principe est connu : la liberté des uns commence là où se borne celle des autres. John Stuart MILL, dans son célèbre essai De la liberté, reconnaissait que «les hommes ne sont autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection […] le seul but légitimant l’usage de la force envers un membre quelconque de la communauté civilisée contre son gré est de l’empêcher de faire du mal aux autres»83. MILL, cependant, estimait que l’on ne pouvait apposer des limites à la liberté de pensée : «Le seul aspect de la conduite de quelqu’un qui relève de la société est celui qui concerne les autres. En ce qui le concerne seul, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et son esprit, l’individu est souverain»84. Peut-on en effet fixer des bornes à la liberté de pensée, à la liberté de s’exprimer? Faut-il établir un seuil entre les propos, les actes admissibles et ceux qui ne le sont pas? Quel serait ce seuil, qui l’établirait, sur quel fondement? Le problème n’est pas nouveau. Il relève de la notion même de démocratie libérale. La liberté d’opinion et son corollaire, la liberté d’expression, dont une définition demeure malaisée (1), rempliraient plusieurs finalités: promouvoir l’individu, promouvoir la démocratie. Toujours au nom de l’individu et de la démocratie, des limites encadrées sont tolérées (2).  

I-1.1 Des libertés touchant à l’intimité même de l’être humain

Est-il possible de cerner, d’un point de vue sémantique, la liberté d’opinion? Le terme est suffisamment large pour englober plusieurs notions différentes: liberté de croyance, liberté de pensée, liberté intellectuelle... Jacques ROBERT la définissait comme étant «la liberté pour chaque individu d’adopter, dans n’importe quel domaine, l’attitude intellectuelle de son choix, qu’il s’agisse d’une attitude intérieure, d’une pensée intime ou d’une prise de position publique. En somme, liberté pour chaque homme de penser et de dire ce qu’il croit vrai»85. Jean MORANGE parlait d’une «liberté complexe et stratifiée englobant la liberté de croire ou de ne pas croire, d’avoir des convictions philosophiques ou morales, de concevoir des idées, des pensées et des opinions»86. Une définition particulièrement étendue, mais que nous adopterons ici et sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

La liberté d’opinion, difficile à cerner, relèverait de l’intimité même de l’être humain et nul ne saurait y avoir prise: ainsi que l’a écrit LUTHER, «les pensées ne paient pas de droits de douane»87. L’on pourrait alors être surpris de voir cette liberté proclamée dans divers ordres normatifs. Sans doute s’agit-il d’en consacrer le caractère fondamental pour les fondements et les orientations des démocraties libérales. M. MORANGE ajoute que «chaque fois que l’on proclame la liberté de conscience, on envisage aussi la possibilité pour l’individu d’exprimer ses croyances, incroyances, convictions, pensées, idées et opinions»: «l’on attend d’un Etat libéral qu’il ne se contente pas de respecter les consciences mais qu’il leur donne aussi, par l’usage des autres libertés et dans un certain pluralisme, les moyens de se former (d’être éclairées, comme l’expliquent les théologiens)»88. Il est vrai qu’après avoir énoncé que «le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits», l’article 7 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 24 juin 1793 spécifiait que «la nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme».

Définir la liberté d’expression paraît aussi délicat, tant les moyens de communication paraissent variés. On peut les scinder entre deux catégories: les actes de langage (parole, écrits), ceux qui ne le sont pas. Les gestes peuvent assurer l’expression d’une opinion: grimacer, agiter un drapeau, un autre ustensile, soulever son chapeau, se vêtir... La Cour suprême américaine a ainsi considéré que le fait de brûler un drapeau n’était autre que la manifestation d’une opinion, un acte accompli dans la seule fin d’exprimer une opinion89. L’ordre juridique français ne va pas aussi loin, l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ne mentionnant que le fait de parler, d’écrire ou d’imprimer.

Quant aux actes de langage eux-mêmes, ils ne sont pas tous à considérer comme étant l’expression d’une opinion. La Cour suprême américaine, depuis une décision de 1919, admet par exemple que certains de ces actes soient retenus comme étant la cause directe d’un dommage et soient dès lors exclus du champ de protection du Premier Amendement90. La question - sur laquelle nous reviendrons ultérieurement - pourra alors se poser de savoir si l’expression du racisme relève de l’émission publique d’une opinion ou constitue un acte dommageable. L’on voit surtout qu’il est difficile d’appréhender dans sa totalité le concept de liberté d’expression, et que pour mieux garantir les droits de l’individu, un examen rigoureux de chaque cas sera envisagé... Il convient en effet de ne pas perdre de vue les finalités des libertés d’opinion et d’expression, à savoir la sauvegarde des individus et de la démocratie libérale.  

I-1.2 Des libertés essentielles au maintien de l’Etat de droit

Les finalités de la liberté d’opinion et d’expression peuvent faciliter l’admission de leurs limitation. Les fondements justifient les limites. La liberté d’expression, en assurant la viabilité de la liberté d’opinion, constitue à l’égard de l’individu un moyen d’épanouissement personnel et une consécration des idéaux démocratiques.

Pour mieux s’accomplir, réaliser ses propres aspirations et ambitions, en somme édifier son bonheur personnel, l’individu devrait avoir le droit de pouvoir communiquer librement ses opinions. L’homme libre est celui qui penserait librement et s’exprimerait sans entrave. Ainsi que le clamait ROBESPIERRE, «après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est l’attribut le plus frappant qui distingue l’homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l’homme à l’état social, le lien, l’âme, l’instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d’atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il est susceptible»91. L’on comprend cependant que cette conception de la liberté d’expression (dite de self-realization en Droit anglo-saxon) aboutisse à en tolérer des limitations: si cette dernière vise à promouvoir l’épanouissement personnel de chaque être humain, il convient dès lors de respecter ses autres droits et libertés et à en sanctionner les abus et autres dévoiements car l’égoïsme, effet pervers de l’individualisme, se retournerait contre ses promoteurs.

La liberté d’expression n’aurait alors d’autre fin qu’elle même? D’aucuns ont poussé plus loin le raisonnement et l’ont conçue comme étant notamment un moyen de parvenir à la vérité. Dès 1644, dans son Aeropagitica, John MILTON considérait la liberté de la presse comme un instrument destiné à promouvoir le vrai et à former les opinions des esprits libres: «Si donc la connaissance, si l’examen du vice sont ici-bas tellement nécessaires pour former l’humaine vertu, si l’on doit scruter le faux pour établir le vrai, que faire qui soit plus dépourvu de risques et de périls pour explorer les domaines du péché et du mensonge, sinon lire tout genre de traités, écouter tout genre de raisonnement? Tel est le profit que l’on peut tirer des livres, si on les lit indistinctement»92. MILL, reprenant la critique de TOCQUEVILLE du despotisme majoritaire que peut engendrer la démocratie, consacrait la liberté d’opinion et d’expression pour mieux combattre cet excès: l’esprit humain n’étant pas infaillible, l’on voit en effet mal la majorité dicter sa loi à la minorité en matière de pensée. L’individu se doit dès lors, par le biais de la libre expression de ses opinions, résister au conformisme ambiant résultant de la pression sociale, de l’Etat, de l’Eglise. L’unité d’opinion favorise l’apathie, la diversité est facteur de progrès humain: «réduire une opinion au silence revient à voler le genre humain - la postérité aussi bien que la génération présente, et ceux qui divergent de cette opinion encore plus que ceux qui la font leur. Si l’opinion est juste, ils se privent de l’occasion d’échanger l’erreur contre la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un avantage presque aussi grand: la perception plus claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur»93 L’erreur, le faux, doivent être écartés par la libre discussion qui autoriserait la réfutation. L’on voit que cette conception (dite du «marché des idées»94) «présuppose une confiance absolue dans la capacité du public à discerner les théories vraies et qu’elle néglige le fait qu’il peut conduire son jugement de façon irrationnelle»95: limiter la liberté d’expression reviendrait à ne point accorder une confiance excessive au jugement humain, ce que d’ailleurs se gardait de faire MILL en dénonçant les risques que pouvait comporter pour la démocratie le conformisme des pensées.

La liberté d’expression peut se voir également comme un fondement de l’Etat de droit en tant qu’elle favorise la continuité, la permanence du processus démocratique. Elle constitue un élément clef d’une campagne électorale, offrant une tribune aux candidats et la connaissance des programmes aux électeurs - qui pourront de ce fait opérer un choix éclairé. Elle assure le contrôle de l’action étatique - et c’est pour ce motif que les dictatures et autres Etats totalitaires la restreignent ou l’annulent afin de consacrer la prééminence de leurs idéologies. Le principe d’égalité peut effectivement servir de fondement à la liberté d’expression: droit égal pour les individus d’exprimer leurs opinions, droit égal de les entendre96. Par voie de conséquence, il faudrait tolérer toute forme de discours, de même les plus dangereux et les plus violents, pour permettre un débat d’opinions. L’on peut cependant admettre des limites, même réduites, à effet d’empêcher la diffusion d’idées susceptibles d’entraver le processus démocratique.

Il est possible de retirer de ces quelques observations que la liberté d’expression, vecteur de la liberté d’opinion, puisse tolérer certaines limites touchant aux droits d’autrui et la pérennité du système libéral lui-même. Ce concept a été reconnu par divers ordres juridiques internes et internationaux.

       


Notes.

76. Charles BAUDELAIRE, L’Art romantique, 1869.

77. Dépêche Inter France, 25 juin 1941, citée in Lucien REBATET, Les Mémoires d’un fasciste, tome 2, éd. Jean-Jacques PAUVERT, 1976, p. 23.

78. Chrétien-Guillaume de Lamoignon de MALESHERBES, Mémoires sur la librairie et sur la liberté de la presse, Imprimerie H. AGASSE, Paris, 1809, p. 56-57.

79. Alexis de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, vol. I, Folio-Gallimard, 1986, p. 279-280.

80. Lettre à Henry L. PIERCE et autres (6 avril 1859), in Roy P. BASLER (éd.), Collected Works of Abraham Lincoln, Rutgers University Press, 1953-1955, Volume III, p. 376. Cette déclaration de principe n’empêcha nullement LINCOLN de suspendre, le 27 avril 1861, l’Habeas Corpus dans certains Etats du Nord qui pouvaient éventuellement rejoindre la Confédération sudiste, deux semaines après la chute de Fort Sumter qui allait marquer le début de la Guerre de Sécession... L’article I, section 9, de la Constitution américaine limitait les cas justificatifs de suspension de l’habeas corpus: invasion étrangère, rébellion, dans l’hypothèse où la sécurité publique viendrait à l’exiger. Cette prérogative étant réservée au Congrès, une ardente polémique constitutionnelle (encore poursuivie de nos jours) s’amorça sur la question de savoir si le Président des Etats-Unis n’avait pas outrepassé ses pouvoirs, suite à un arrêt rendu le 28 mai 1861 par le tribunal fédéral itinérant de Baltimore présidé par le juge Roger B. TANEY déniant cette faculté au chef de l’Etat. Les juristes favorables à la décision présidentielle invoquèrent l’état d’urgence découlant de la rébellion sudiste (voir JAMES MCPHERSON, La Guerre de Sécession (1861-1865), Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1991, p. 313-315).

81. TGI Paris, XVIIe ch., 18 avril 1991, «Faurisson», inédit, cité par Didier BAETSELE, Michel HANOTIAU et Odile DAURMONT, «La lutte contre le racisme et la xénophobie, mythe ou réalité» (2e partie), RTDH 1991, p. 440-441.

82. MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, tome 1, livre XI, chap. III, GF-Flammarion, 1979, p. 291.

83. John Stuart MILL, De la liberté, Editions du Grand Midi, Zurich, 1987, p. 17.

84. Ibid., p. 18.

85. Jacques ROBERT & Jean DUFFAR, Droits de l’homme et libertés fondamentales, Montchrestien, 1996, 6e édition, p. 528.

86. Jean MORANGE, Droits de l’homme et libertés publiques, PUF, 2000, 5e édition, p. 204.

87. Cité in Jean RIVERO, Les libertés publiques, tome 2: Le régime des principales libertés, PUF, 1997, 6e édition, p. 151.

88. Jean MORANGE, op. cit., p. 205.

89. Arrêt Texas v. Johnson du 21 juin 1989 (491 US 397): «En l’espèce [une manifestation d’opposition à la politique du Président Ronald REAGAN, manifestation à laquelle avait pris part l’intéressé], le fait pour Johnson de brûler le drapeau était constitutif de l’expression d’une opinion, ce qui pouvait lui permettre d’invoquer le Premier Amendement». La Cour suprême censurerait l’année suivante, le 11 juin 1990, une loi fédérale criminalisant les profanations du drapeau américain (United States v. Eichman, 496 US 310 - opinions dissidentes du chief justice WHITE et des juges STEVENS et O'CONNOR), cette répression portant atteinte à «la liberté même qui fait que cet emblème mérite révérence».

90. Arrêt Schenk v. United States, 3 mars 1919 (249 US 47): «La protection la plus rigoureuse de la liberté d’expression ne s’étendrait pas à un homme criant faussement au feu dans un théâtre, causant de ce fait la panique».

91. ROBESPIERRE, extrait du Discours sur la liberté de la presse, prononcé à la Société des Amis de la Constitution le 11 mai 1791, utilisé en partie devant l’Assemblée nationale le 22 août 1791.

92. John MILTON, Pour la liberté de la presse sans autorisation ni censure (Aeropagitica), Aubier-Flammarion, 1969, p. 163. Publié fin novembre 1644, Aeropagitica sera destiné, seize ans plus tard et par décision du Roi CHARLES II, «to be publicly burnt by the hand of the Common Hangman»...

93. John Stuart MILL, De la liberté, op. cit., p. 29. MILL reconnaissait plus haut: «Supposons donc que le gouvernement ne fasse qu’un avec le peuple et qu’il ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de cœrcition, sinon en accord avec ce qu’il estime être la voix du peuple. Mais je nie le droit du peuple à exercer une telle contrainte, soit par lui-même, soit par son gouvernement. Ce pouvoir même est illégitime. Le meilleur gouvernement n’y a pas plus de droit que le pire. Exercé avec l’accord de l’opinion publique, ce pouvoir est aussi nuisible, ou plus nuisible, qu’exercé en opposition avec elle. Si toute l’humanité moins un était de la même opinion, l’humanité ne serait pas plus justifiée à imposer silence à cette personne qu’elle même ne serait justifiée à réduire au silence l’humanité si elle en avait le pouvoir» (op. cit., p. 28-29).

94. La notion de «marketplace of ideas» a été inventé par le juge Wendell HOLMES dans son opinion dissidente formulée à l’encontre de l’arrêt de la Cour suprême américaine rendu le 10 novembre 1919 Abrams v. United States (250 US 616): «La liberté d’expression est nécessaire parce que c’est le marché des idées qui engendre ce qu’est réellement la vérité».

95. Michel TROPER, «La loi Gayssot et la Constitution», op. cit., p. 1245.

96. Ce qui, au demeurant, pourrait, à en croire Frederick GRIMKE (The nature and tendency of free institutions, publié pour la première fois en 1848, réédité en 1968 par The John Harvard Library), engendrer des effets vertueux: l’égalité politique stimulée par la liberté d’expression encouragerait les individus à davantage de tolérance envers les autres opinions: «The great diversity of opinions, so far from being an obstacle in the way of religious toleration, was the means of establishing it. But the same causes which have multiplied religious have also multiplied political opinions, so that there is no possible way by which one party can be free without permitting all to be free» (livre II, chapitre IV).

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