1. Le 22 juillet 1997, Robert Etienne, négationniste notoire, écrivait sur le forum fr.soc.politique «Torquemada, était lui-même juif converti» (Robert.Etienne@wanadoo.fr (R. Etienne), Re: Céline et Christian : LES EXCUSES.», fr.soc.politique, 22 juillet 1997, Message-ID: <33dce2c5.3331377@news.wanadoo.fr>). Par deux fois Robert Etienne avait déjà fait la même remarque. Cependant un peu plus tard, il se contenterait, à deux reprises au moins , d’affirmer que Torquemeda était d’«origine» juive. La judéité de Torquemada revient comme un leitmotiv. Il n’est pas anodin de signaler qu’en mars 1999 Robert Etienne allait recopier la propagande antisémite de Goebbels. Un abonné d’AOL France, BFidi (Bernard Fidi), intervenant habitué aux propos antisémites et négationnistes sur le forum de discussion fr.soc.politique a avancé la même chose à plusieurs reprises en 1997. Le 5 janvier 1998 il écrirait: «Torquemada était un juif converti» (bfidifr@aol.com (BFidi fr), «Un document à faire connaître et lire autour de soi.», fr.soc.politique, 5 janvier 1998, Message-ID: <19980105221600.RAA29376@ladder01.news.aol.com>). Le 14 septembre 1998: «D’autant que Torquemada était juif» (bfidifr@aol.com (BFidi fr), «Re: Le président de la conférence épiscopale contre le PACS», fr.soc.politique, 14 septembre 1998, Message-ID: <1998091421181600.RAA27461@ladder01.news.aol.com>). Le 6 février 1999: «Tout d’abord ne pas oublier que Torquemada, le “grand patron” de l’Inquisition était un juif “conversos”, c’est-à-dire converti au catholicisme» (bfidifr@aol.com (BFidi fr), «Re: Croire, oui, mais alors au bucher ! (was Re: La guerre aux femmes en Afghan», fr.soc.politique, 6 février 1999, Message-ID: <19990206180546.24201.00000219@ngol05.aol.com>). 2. Robert Faurisson, «Un faux: “La prière de Jean XXIII pour les Juifs”», Revue d’histoire révisionniste, n°3, nov 1990 - janv. 1991, p. 32. 3. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, Editions Maisonneuve & Larose, Paris, 1995, p. 124, p. 82. 4. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 122. 5. Henry Charles Lea, History of the Spanish Inquisition, Londres: The Macmillan Company, 1906-1908, tome I, p. 120. Lea se contente de mentionner del Pulgar sans citer le passage concerné et déduit «of course» des origines judéo-converties de Juan celles de Tomás (ibid.). Il est le premier des historiens modernes à inscrire Tomás de Torquemada dans une généalogie converso, sans que chez lui cela ne suscite quelque commentaire particulier. Bien que peu repris dans la première moitié du XXe siècle, Lea est sans doute la source de la plupart de ceux qui font de Tomás de Torquemada un converso dans ce premier demi-siècle. C’est sans doute le cas de Cecil Roth qui écrit dans son étude classique parue en 1932 que «Torquemada, Cardinal of San Sisto, was (it was alleged) of immediate Jewish descent» (A History of the Marranos, New York: Meridian Books, 1959 (1re éd. 1932), p. 24) sans plus de précision. S’il est vrai que ces orgines sont bien «alléguées» (Roth ne précise pas par qui) il est faux de les qualifier d’immédiates. Américo Castro reprendra le même argument que Lea en 1948, dans un objectif plus malveillant (voir note 7), et aura sans doute plus d’influence que lui. 6. Dedieu écrit: «Nombreux les artisans parmi les conversos, nombreux aussi les gros poissons rapidement intégrés aux oligarchies locales, au monde de la grande finance, de l’administration royale ou au clergé: on compte plusieurs évêques parmi eux et Torquemada, le premier inquisiteur général lui-même, en était.» (Jean-Pierre Dedieu, Les deux éveils de l'Espagne. 1492-1992, Paris: Presses du CNRS, 1991, p. 133). Aucune source n’est fournie. En 1992, Edgar Morin, dans sa préface à un ouvrage savant (Henry Méchoulan (dir.), Les Juifs d’Espagne: histoire d'une diaspora 1492-1992, Paris: Liana Levi, 1992) reprend la même antienne (sans plus définir converso, d’ailleurs que Dedieu, ce qui pose évidemment problème) en écrivant: «Il y eut des conversos dénonciateurs et persécuteurs de Juifs, comme Torquemada» (p. II-III). Pourquoi Edgar Morin choisit-il de présenter une telle contre-vérité, qui ne figure pas dans le reste de l’ouvrage? Il semble d’ailleurs qu’Edgar Morin cultive un rapport détaché avec la réalité historique dès qu’il s’agit de mettre des Juifs dans des arbres généalogiques: en 2014 il affirmait sur Twitter que «La mère de Montaigne était juive espagnole convertie» (Edgar Morin, @edgarmorinparis, 17 avril 2014, La mère de Montaigne…, en ligne…). L’hypothèse qu’un arrière-grand-père de la mère de Montaigne a pu être un Juif converti est classique, mais cela recule au mieux de trois générations cette origine juive qu’ici aussi Edgar Morin souhaite lui attribuer. 7. La situation de la notice Wikipedia anglophone de Tomás Torquemada est aussi lamentable (au 26 novembre 2018) que celle de la version française: elle fournit trois références à l’affirmation d’origines judéo-converties de Tomás de Torquemada. La première renvoie à une œuvre de Juan de Torquemada (l’oncle), ses Meditationes, seu Contemplationes devotissimae, qui ne contient évidemment pas une telle assertion. La seconde est tirée d’un ouvrage n’ayant trait ni à l’Inquisition, ni à l’Espagne du XVe siècle, de Avner Falk, A Psychoanalytic History of the Jews, Fairleigh Dickinson University Press, 1996, nous renvoyant à la page 508 où l’on découvre, asséné sans la moindre source (et pour cause), que Tomás de Torquemada est un Juif converti au Catholicisme dans sa jeunesse à cause des tensions dans sa famille et du fait qu’il était «en guerre avec lui même». Il s’agit là d’inventions pures et simples d’un auteur qui laisse visiblement libre cours à une imagination déchaînée sans le moindre rapport avec la réalité historique. La troisième source renvoie à une page web d’une encyclopédie en ligne (Encyclopedia of World Biography, 2004) proposant une notice biographique de Torquemada, qui se contente de mentionner, sans citer de source, que Tomás de Torquemada était «the nephew of a celebrated theologian and cardinal, Juan de Torquemada, who himself was a descendant of a converso», bref on retrouve l’argument que Tomás de Torquemada aurait des origines conversos parce que son oncle aurait des origines conversos, sans que la source de cette hypothèse puisse être finalement connue du lecteur de Wikipedia, les deux premières références n’ayant ici aucune valeur, la première ne contenant pas l’assertion qu’elle est sensée illustrer et la seconde étant totalement fantaisiste. La situation de la notice Wikipedia hispanophone, pour laquelle on se serait attendu à quelque chose de fiable ou de solide, est à peine meilleure. On y lit (version du 1er décembre 2018) que «Es comúnmente aceptado que tenía ascendientes judíos» (Il est communément admis qu’il avait des ancêtres juifs). La note renvoie à John Lynch, Los Austrias (1516-1700), Barcelona: Crítica, 2009, p. 31. Il s’agit de la traduction d’un ouvrage de l’historien britannique John Lynch paru en 1991, Spain 1516-1598: From Nation State to World Empire (Oxford: Basil Blackwell), lequel n’est qu’une mise à jour d’un ouvrage paru en 1964, Spain Under the Habsburgs: Empire and absolutism, 1516-1598 (Oxford University Press), dans lequel on trouve déjà le même passage (et la même note pour l’étayer). John Lynch écrivait en 1964 (qu’on retrouve dans la version espagnole de 2009 citée par Wikipedia): «many officials of the early Spanish Inquisition, including Torquemada, were descended from New Christians» (page 21). La note qui accompagne cette affirmation, la note 21 est la suivante: «Américo Castro, the Structure of Spanish History, Princeton, 1954, p. 421-430, 532, 540, argues that the Inquisition had been in the making since the beginning of the fifteenth century, largely by deserters from Israel. The thesis is not entirely convincing.». On voit que cette note ne se contente pas de fournir la source de l’affirmation des origines judéo-converties de Tomás de Torquemada, nous y reviendrons. Notons au passage la bizarrerie dans la notice espagnole d’une figure majeure de l’histoire espagnole à utiliser comme source la traduction en Espagnol d’un ouvrage anglais dont la source est… la traduction en Anglais d’un ouvrage espagnol! Reportons-nous à Américo Castro, l’un des grands historiens de l’Espagne et à son ouvrage, the Structure of Spanish History (traduction de son célèbre ouvrage de 1948, España en su historia; cristianos, moros y judíos, Buenos Aires: Editorial Losada S.A, 1948). On lit à la page 530: «Concerning the celebrated theologian and Dominican Don Juan de Torquemada, Cardinal of Saint Sixtus, we have the word of Hernando del Pulgar that his grandparents were of the lineage of Jews converted to our holy Catholic faith» (dans l’édition originale espagnole de 1948, aux pages 545-546: «Del célebre teólogo y dominico don Juan de Torquemada, cardenal de San Sixto, dice Hernando del Pulgar: sus abuelos fueron de linaje de los judíos convertidos a nuestra sancta fe católica». On remarquera que le choix du traducteur en Anglais de restituer «abuelos» par grand-parents plutôt que par ancêtres peut être considérée comme une erreur). Américo Castro renvoie évidemment aux Claros varones de Fernando del Pulgar et il ajoute: «so that the first inquisitor, Fray Tomas de Torquemada (a relative of the Cardinal) also turns out to be ex illis» (dans l’édition originale espagnole: «con lo cual el primer inquisidor, fray Tomás de Torquemada, resulta ser también ex illis.»). Américo Castro n’écrit rien d’autre à ce sujet. Bref, il déduit des origines judéo-converties prêtées à l’oncle de Torquemada, Juan de Torquemada, par Fernando del Pulgar, des origines identiques pour Tomás selon un raisonnement que nous connaissons bien. La référence par Wikipedia à John Lynch pour étayer les origines judéo-converties de Tomás de Torquemada ne consiste, in fine, qu’a s’appuyer sur del Pulgar, via Juan de Torquemada. Là où cela devient amusant c’est que la notice Wikipedia espagnole, pour enfoncer le clou des origines judéo-converties de Tomás, précise immédiatement après que Fernando del Pulgar attribue des origines judéo-converties à Juan de Torquemada… Bien évidemment cet argument ne renforce pas le précédent qui était en fait le même, et finalement, comme nous le rappelons dans la présente page, le seul invoqué pour attribuer à Tomás de Torquemada des origines judéo-converties, argument dont nous démontrons qu’il ne permet pas après examen serré, de prétendre que Tomás de Torquemada peut-être présenté comme issu d’une «famille» de conversos. On relèvera par ailleurs la remarque de John Lynch sur le fait que Américo Castro a cherché à faire peser la responsabilité de l’Inquisition sur des Juifs convertis. De fait c’est là un trait bien détestable de ce grand historien qui cherche à rendre les Juifs responsables des malheurs qui les ont touchés en Espagne. Castro fait d’ailleurs de même avec les statuts de pureté de sang (Limpieza de Sangre) dont il fait porter, in fine, la responsabilité de l’invention aux Juifs. Cela constitue une sorte d’ignominie qu’a bien réfutée Benzion Netanyahu dans son étude «Américo Castro and His View of the Origins of the Pureza de Sangre», Proceedings of the American Academy for Jewish Research, vol. 46-47, 1979-1980. Sans revenir sur les maladresses ou les bizarreries des références utilisées par les différentes versions de Wikipedia, on constate donc que les propos de Fernando del Pulgar sur l’oncle de Tomás Torquemada, Juan, sont l’unique source sur laquelle se fonde l’attribution d’origines judéo-converties à Tomás. Il est assez singulier de constater que ni dans la notice française ni dans la notice anglaise de Juan de Torquemada ne figure la mention d’origines judéo-converties de Juan et que dans la notice espagnole est mentionnée sans la moindre source que ses abuelos (voir la suite) seraient des Juifs convertis (allusion évidente à del Pulgar, qui n’est pas cité, mais erronée, puisque ce n’est même pas ce que del Pulgar écrit). Pourquoi tant de désinvolture concernant les origines de Juan, les seules qui fassent l’objet de discussions savantes, et tant d’insistance sur celles de Tomás, plus lointaines, sinon incertaines? Il y a là, selon nous, quelque chose de proprement malsain. Mentionnons pour finir la notice Wikipedia allemande qui poursuit cette triste série. On y lit «Wie viele Spanier seiner Zeit scheint Torquemada selbst jüdische Vorfahren gehabt zu haben. Der zeitgenössische Historiker Hernando del Pulgar berief sich zum Nachweis dieser Tatsache auf einen Brief von Torquemadas Onkel Juan de Torquemada. Dieser führt dort aus, dass sein Vorfahr Alvar Fernández de Torquemada eine jüdische Conversa (Konvertitin) geheiratet habe. Auch Thomas Hope schrieb in der von ihm veröffentlichten Biografie über Torquemada, dass die Großmutter des Großinquisitors eine Conversa gewesen sei», à savoir: «Comme beaucoup d'Espagnols de son époque, Torquemada semble avoir eu lui-même des ancêtres juifs. L’historien contemporain Hernando del Pulgar s’est appuyé sur une lettre de l’oncle de Torquemada, Juan de Torquemada, pour le prouver. Il y explique que son ancêtre, Alvar Fernández de Torquemada, a épousé une Conversa (convertie) juive. Thomas Hope a également écrit dans sa biographie de Torquemada que la grand-mère du grand inquisiteur était une Conversa.»… Misère. Presque tout cela est faux. Il n’existe évidemment aucun document, aucune lettre de Juan de Torquemada qui appuierait la thèse de ses origines judéo-converties. Fernando del Pulgar ne mentionne nullement Alvar Fernández comme ayant épousé une conversa: Alvar Fernández de Torquemada est le père de Juan de Torquemada et il est évident que si tel avait été le cas, Fernando del Pulgar l’aurait en effet mentionné, ce qui n'est pas le cas, puisque del Pulgar se contente de mentionner des «aieux» de Juan qui seraient «de lignage de Juifs convertis» (voir la suite). Quant à Thomas Hope, historien britannique semble-t-il, il n’a publié que l’ouvrage mentionné par la notice allemande (Torquemada, Scourge of the Jews. A biography, Londres: G. Allen & Unwin, 1939). On trouve en effet dans cet ouvrage, à la page 18 l’affirmation qui lui est prêtée: «Alvar Fernandez de Torquemada, Thomas’s grand-father […] had married a Jewess recently converted to Christianity». Nulle note, source ni référence pour étayer cette affirmation (et pour cause) qu’on ne retrouve absolument nulle part ailleurs. D’ailleurs l’ouvrage en question n’en contient aucune. Seule figure à la fin une très mince bibliographie incluant les Claros Varones de del Pulgar qui contredisent l’affirmation de Thomas Hope. La notice Wikipedia allemande, comme la française, l’anglaise ou l’espagnole raconte donc littéralement n’importe quoi, allant jusqu’à faire dire à l’une de ses sources ce qu’elle ne dit pas, la seconde source invoquée étant tout simplement erronée et de fort piètre qualité. Addenda 2021: depuis janvier 2020, ce passage de la notice allemande a disparu. 8. Traduit par Béatrice Leroy, Les hommes illustres de Castille de Hernando del Pulgar, Histoire et politique en Castille au XVe siècle, II, Limoges: PULIM, 2001, p. 67. Original en Espagnol: «Don Juan de Torquemada, cardenal de Sant Sixto, fué ome alto de cuerpo, delgado y venerable gesto e presencia, natural de la ciudad de Burgos. Sus abuelos fueron de linaje de los judíos convertidos a nuestra sancta fe católica» (Fernando del Pulgar, Claros Varones de Castilla, Madrid: Clasicos Castellanos, 1923, p. 119 cité par Vicente Beltrán de Heredia, «Noticias y documentos para la biografia del cardenal Juan de Torquemada», Archivum Fratrum Praedicatorum, 1960, vol. 30, p. 54, reproduit également dans Miscelanea Beltran de Heredia. colección de artículos sobre historia de la teología española, tomo I, Salamanca: Apartado 17, 1972, p. 324). Béatrice Leroy, dans un ouvrage précédent (L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 87) traduisait de façon légèrement différente: «Juan de Torquemada, cardinal de Sainte-Sixte, fut un homme grand de taille, mince, d’allure vénérable et distingué, originaire de la cité de Burgos. Ses grand-parents étaient de lignage de Juifs convertis à notre sainte foi catholique». Elle a notamment affiné la traduction de «abuelos» qui est plus général que «grand-parents» et signifie tout aussi bien «ancêtres», restitué ici avec élégance par «aïeux». 9. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 87 10. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, Madinson: The University of Wisconsin Press, 1995. On peut relever que c’est également la thèse de l’écrivain britannique Rafael Sabatini, dans son étude Torquemada and the Spanish inquisition: a history (Boston: Houghton Mifflin, 1930; 1re édition 1912) qui considère également que l’autorité de Pulgar est «insufficient» (p. 91). Toutefois, Sabatini n’était pas historien. 11. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, op. cit., p. 112. 12. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, op. cit., p. 225. 13. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, op. cit., p. 225. 14. Béatrice Leroy, Les hommes illustres de Castille de Hernando del Pulgar, Histoire et politique en Castille au XVe siècle, II, Limoges: PULIM, 2001, p. 67. Pour la traduction antérieure de Béatrice Leroy, voir note 8. 15. Le texte de Fernando del Pulgar a parfois été utilisé de façon frauduleuse. Ainsi, on peut relever le cas de l’historien catholique intégriste Jean Dumont (Jean-Yves Camus & René Monzat, Les droites nationales et radicales en France: répertoire critique, Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 435). Celui-ci prétend s’appuyer sur ce passage de del Pulgar pour étayer la thèse d’origines juives de Tomás de façon tout à fait malhonnête. Voici ce qu’il écrit: «le dominicain Tomás de Torquemada dont le chroniqueur royal Hernando del Pulgar, converso lui-même, atteste que, parent du cardinal Juan de Torquemada, il était comme celui-ci du lignage des Juifs convertis à notre sainte foi catholique» (Jean Dumont, L’Église au risque de l’histoire, Critérion, 1981, p. 352). Dumont commet ici une véritable falsification du texte de Fernando del Pulgar, en deux temps. D’abord, del Pulgar ne parle nullement de Tomás de Torquemada (qu’il ne mentionne même pas) mais évidemment du seul Juan. Dumont tient évidemment le même raisonnement que Americo Castro (qu’il cite, en se trompant de numéro de page) mais fait en sorte que son lecteur pense que ce serait le raisonnement explicite de del Pulgar lui-même, procédé parfaitement malhonnête. Ensuite, et ce doublé confirme la mauvaise foi de Dumont, il altère (en le coupant juste au bon endroit) le texte de del Pulgar en prétendant que celui-ci affirmerait que c’est Tomás qui serait (c’est-à-dire serait directement) de lignage de convertis puisque Dumont prétend faire dire à Pulgar: «il [Tomás!] était […] du lignage des Juifs convertis». Où donc sont passés les abuelos, les aïeux? Escamotés par Jean Dumont! Escamotés de façon à rapprocher le plus possible ces convertis de Tomás (alors même que del Pulgar ne parle que de Juan, rappelons-le). Il est assez incroyable qu’un universitaire ait eu recourt à des procédés aussi indignes et pitoyables pour asseoir une hypothèse qu’il sait évidemment très fragile (sinon il n’aurait pas besoin d’y recourir). Si d’aucuns espèrent invoquer Jean Dumont pour justifier des origines judéo-converties de Tomás de Torquemada, ils seraient tout simplement les dupes d’un falsificateur. On ne sera ensuite pas surpris d’apprendre que Dumont fait sienne la thèse indigne (et fausse) de Castro, faisant porter aux Juifs et aux Conversos les excès de l’Inquisition que par ailleurs Dumont défend avec énergie de toute accusation d’antisémitisme ou d’intolérance (voir son hagiographie L’ Incomparable Isabelle la Catholique, Critérion, 1992, p. 80-83. On reste pantois devant les propos de Dumont plaignant la pauvre Isabelle «sacrifiant» 5% de son budget en expulsant les Juifs… de tels exemples sont légion. Même la très conservatrice Revue Historique tousse, en janvier-mars 1993, devant de tels excès). On comprend, hélas, son insistance et ses procédés pour attribuer des origines juives à Tomás de Torquemada. En passant, l’imagerie sanitaire dont Dumont use pour défendre l’Inquisition, «anticorps» défendant «l’organisme biologique» qu’est la société contre un «antigène» qui l’infecte et lui donne une «fièvre qui se fait de plus en plus forte» (p. 191-192) fait froid dans le dos. Le même Jean Dumont se lancera sans suprise en 1991 (L’heure de Dieu sur le nouveau monde, Critérion) dans une apologie de la colonisation espagnole, si bonne pour les autochtones… Dans ce même ouvrage, Dumont continuait à défendre et justifier l’Inquisition la présentant même en une formule proprement hallucinante de perversité comme «le fruit de la sainteté personnelle de la reine et du génie juif de Torquemada» (cité dans Le Supplément. Revue d'éthique et théologie morale, no 187, décembre 1993, p. 202). Cependant, c’est en 1999, devant le public ami de la VIIIe université d'été de Renaissance Catholique un mouvement d’extrême-droite intégriste (proche de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X) dont il était un habitué, que Jean Dumont dévoile sans vergogne son jeu. A la suite de sa conférence intitulée «La violence au service de la foi: l’exemple de l’Inquisition», il est interrogé sur Torquemada. Point de citations et de références savantes. Jean Dumont martèle désormais avec une mâle assurance, sans même qu’il soit nécessaire de s’en justifier: «Thomas Torquemeda, n’est rien d’autre qu’un juif». Il précise même: «Torquemada était un juif et comprenait donc assez bien par quels chemins se produisait cette destruction du christianisme par les juifs [souligné par nous] prétendument [sic] convertis» (in Grégoire Legrand et Agnès Kérisit (dir.), La Repentance: Pourquoi nous ne demandons pas pardon. Actes de la VIIIe Université d’été de Renaissance catholique, Chemiré-le-Gaudin, juillet 1999, Issy-les-Moulineaux: Renaissance catholique, 2003, p. 279). De la falsification, Jean Dumont sera passé au mensonge pur et simple, mensonge raciste (on est juif, aux yeux de Dumont, par le simple fait d’avoir quelqu’aïeul juif, aussi éloigné soit-il) et antisémite (on est alors ataviquement imprégné d’un savoir inné sur ce que peuvent faire et font, actes nécessairement délétères, «les Juifs»). Evidemment ce mensonge, classique, permet de faire porter, in fine les excès de l’inquisition à un Juif. Jean Dumont n’a plus rien, évidemment, de l’historien, mais tout du vulgaire voyou qui éructe mensonges et calomnies antisémites. Michel Yaèche, qui relevait que, dans son hagiopgraphie d’Isabelle, Dumont accusait les Juifs espagnols de (rien de moins) «messes noires» et usait de bien d’autres poncifs antisémites, en faisait déjà le constat dans son article analysant au plus près les propos qu’y tenaient Dumont, paru dans le numéro 16 de décembre 1994 de la revue Los Muestros, que nous mettons en ligne. 16. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 48. La généalogie fournie par Béatrice Leroy est reprise de Fernando del Pulgar. Celui-ci ajoute que Lope Alfonso, l’arrière grand-père de Juan, a épousé une Ana de Collazos sur laquelle aucune information n’est fournie. Est-elle convertie ? A-t-elle des parents convertis ? Cela n’est pas dit. Pour compléter, ajoutons que Pedro Fernandez est le frère de Juan de Torquemada et le père de Tomás. Il faut faire attention à ne pas confondre Pero le grand-père, de Juan de Torquemada, et Pedro, son frère. 17. Il arrive que quelque journaliste aille jusqu’à mentionner del Pulgar sur ces sujets. La plus grande approximation est alors de mise. C’est ainsi qu’en 2007, le journaliste Henri Tincq, longtemps spécialiste des questions religieuses au journal Le Monde, utilise la traduction sans doute erronée de «grand-parents», mais surtout affirme crânement que del Pulgar parle de Tomás de Torquemada, alors que del Pulgar ne prononce jamais le nom de celui-ci et ne parle que de son oncle, Juan de Torquemada. Il semble que, pour bien des auteurs, des origines judéo-converties de Tomás de Torquemada soit une impérieuse nécessité (Henri Tincq, «L’expulsion des juifs d’Espagne au nom de la pureté du sang», Le Monde, 2 août 2007, en ligne…). Le passage vaut d’être cité en entier car il contient d’autres perles: «Parmi les convertis, écrit Henri Tincq, l’Espagne compte de grands mystiques comme Thérèse d’Avila ou Louis de Grenade. Et des inquisiteurs célèbres, comme Torquemada [Tincq parle bien de Tomás] lui-même, “dont les grands parents appartinrent au lignage des juifs convertis” (selon l’historien Fernando del Pulgar)». Fermez le ban. Non Fernando del Pulgar n’a rien d’un historien, c’était un chroniqueur approximatif. La rage de Tincq à faire de figures célèbres des conversos ne se limite donc pas à Tomás de Torquemada. Voilà que Thérèse d’Avila est déclarée convertie, donc née juive. Nous ne sommes plus dans l’approximation, nous nageons dans le grand n’importe quoi. Il est bien connu que Thérèse d’Avila a un grand-père converti au catholicisme. Pourquoi vouloir à tout prix en rajouter? Quant à Louis de Grenade, sa conversion sort tout droit de l’imagination de Henri Tincq. Score de Henri Tincq, zéro sur trois. Tout cela est simplement lamentable. 18. On trouve une transcription de la partie des notes relatives aux conversos, évidemment rédigées en latin, liste accompagnée de commentaires dithyrambiques, en appendice dans Nicolas Lopez Martinez, Los Judaizantes castellanos y la Inquisición en tiempo de Isabel la Católica, Burgos: Impr. Aldecoa, 1954, «Nota de Conversos Celebres», p. 389-390. La source est citée comme «Biblioteca Nacional, ms. 13086, fol. 147r-v. Es Copia de une apendice al Scrutinium Scripturarum del Burgenso, ms. en la catedral de Toledo» (p. 390). Les notes manuscrites sur un exemplaire du Scrutinium Scripturarum de Pablo de Santa Maria conservé à la cathédrale de Tolède ont donc été copiées à la main dans une version conservée à la Bibliothèque nationale espagnole (sous la cote ms. 13086). Elles n’ont jamais été intégrées aux éditions officielles du Scrutinium Scripturarum. Nicolas Lopez Martinez date ces notes du dernier tiers du XVe siècle. Juan de Torquemada y est présenté ainsi: «cardinalis sancti Sixti, fr. Joahnnes nuncupatus de ordine praedicatorum, doctissimus in sacro eloquio, qui in reducione graecorum et armenorum, et bohemorum et allorum haereticorum multum fructum attulit Ecclesiae Dei» (p. 389). L’auteur anonyme égrène noms et qualités (toujours superlatives) de différents personnages dont il conclut qu’ils sont «prolis ex descendentibus ex israelitica prole», issus de la progéniture des enfants d’Israel (p. 390). Vicente Beltrán de Heredia résume ce passage ainsi: «Igualmente incluye a Torquemada entre los descendientes de conversos […], el anonimo autor de un apendice Scrutinium Scripturarum de Pablo de Santa Maria, conservado en B.N. ms. 13.086, fol. 147, y en la Capitular de Toledo ms. 5-1, fols. 2333 v-234» («Las bulas de Nicolás V acerca de los conversos de Castilla», Sefarad: Revista de Estudios Hebraicos y Sefardíes, vol. 21, no 1, 1961, p. 26, note 6). Norman Roth cite Heredia (op. cit., p. 415, note 16), mais cela ne semble pas affecter son avis sur le caractère douteux des origines judéo-converties de Juan de Torquemada. Benzion Netanyahu, s’appuyant sur la transcription de Nicolas Martinez Lopez, commente les notes manuscrites de l’auteur anonyme, faisant l’hypothèse que celui-ci est un converso qui cherche à faire la démonstration (très ampoulée) des apports des conversos à l’église en enrôlant dans les rangs conversos les plus célèbres des théologiens de son temps (The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York: Random House, 1992, p. 433), un peu à la façon dont Norman Roth lit les propos de Fernando del Pulgar. Benzion Netanyahu considère cependant que des origines judéo-converties de Juan de Torquemada sont probables, sans toutefois se hasarder à essayer de remonter précisémment à l’aïeul concerné… L’historien Thomas M. Izbicki, auteur d’une biographie de Juan de Torquemada (Protector of the Faith, Cardinal Johannes de Turrecremata and the Defense of the Institutional Church, The Catholic University of America Press, 1981), mentionne les deux pages dans Nicolas Lopez Martinez (Los Judaizantes castellanos, etc.) sans explicitement citer le Scrutinium Scripturarum, lorsqu’il évoque la controverse sur les origines de Juan de Torquemada (p. 130 n. 59), sans d’ailleurs prendre parti, bien qu’il parle de «rife speculation» et de «gossip» (p. 18). On peut remarquer enfin que la notice Wikipedia de Tomás de Torquemada mentionne, depuis depuis le 1er novembre 2008 cette glose pour appuyer la thèse d’un Juan de Torquemada converso, en l’attribuant de façon erronée à Pablo de Santa Maria et en la datant de 1432, alors qu’elle est visiblement plus tardive. La notice ne cite pas le texte de la glose mais affirme qu’elle «atteste» des origines judéo-converties de Juan de Torquemada. Il demeure pourtant délicat d’accorder une crédibilité déterminante à une source anonyme de cette nature et on reste surtout assez surpris de ces approximations et du fait que les règles si strictes de Wikipedia d’exclure le recours à des sources primaires (c’est aussi le cas pour Fernando del Pulgar directement invoqué sans passer par la littérature secondaire) ne soient ici pas respectées. On peut enfin s’interroger sur la présence dans la notice de Tomás de Torquemada d’une telle érudition, quand bien même approximative, pour enfoncer le clou d’origines conversos de Juan de Torquemada alors même que ces passages, et la mention même de l’hypothèse converso, sont absents de la notice Wikipedia de Juan de Torquemada. 19. Benzion Netanyahu consacre un long passage à la question des origines judéo-converties de Juan de Torquemada dans son ouvrage The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York: Random House, 1992, p. 431-434. Il fait l’hypothèse, qu’il reconnaît fragile, d’une telle origine via la mère de Juan de Torquemada uniquement parce qu’on ne disposerait pas d’informations à son propos (p. 431-432), ce qui constitue un raisonnement en creux quelque peu audacieux et isolé dans l’historiographie de cette question. Netanyahu mentionne dans ces mêmes passages plusieurs historiens et chroniqueurs qui réfutent quant à eux cette généalogie converso. On peut faire l’hypothèse que Benzion Netanyahu tire son idée d’une mère converso de l’historien Salo Baron qui affirme en passant, sans source ni justification, que l’épouse de Alvar Fernandez de Torquemada, le père de Juan de Torquemada, était une «New Christian» (A Social and Religious History of the Jews, Columbia University Press, 1969, vol. 13, p. 315). La source de Salo Baron lui-même est très probablement l’ouvrage de 1939 de Thomas Hope, que nous mentionnons dans la note 7, Torquemada, scourge of the Jews: a biography, London: Allen & Unwin. Rappelons que cet auteur, parfaitement inconnu en dehors de cet ouvrage, ne fournit jamais la moindre source à ses affirmations (son ouvrage ne contient aucune note…). Celle d’une épouse convertie de Alvar Fernández est avancée pareillement sans aucune référence. Il faut signaler ici que Benzion Netanyahu invoque toutefois une autre source pour étayer la thèse d’origines conversos de Juan, un pamphlet anti-conversos de 1449 de Marcos García de Mora (surnommé Bachiller Marquillos), à l’occasion de la guerre civile et des violences anti-conversos qui déchirèrent Tolède, El memorial contra los conversos. Marcos García de Mora s’oppose à Juan de Torquemada qui fut un défenseur des conversos qu’il considérait, sur des fondements théologiques tout à fait orthodoxes, comme des Chrétiens authentiques et à part entière, et parle en une formule dont Netanyahu ne relève par l’ambiguité, de «persécution juive de ses parents» («Judaic persecution of his relatives» traduit Netanyahu, p. 432, depuis sa source que nous avons consultée, Eloi Benito Ruano, «El memorial contra los conversos del bachiller Marcos García de Mora (Marquillos de Mazarambroz)», Sefarad, vol. 17, no2, 1957, p. 225: «la judaica persecución de ses parientes»). Malgré le caractère polémique de cette source («texte de justification de la Sentence-Statut [les statuts dit de pureté de sang] adoptée par la ville de Tolède en 1449 afin d’exclure des charges d’honneur de la ville tous les chrétiens issus de conversions de juifs» écrit Béatrice Perez, «Une noblesse en débat au XVe siècle: sang, honneur, vertu», dans Raphaël Carrasco, Annie Molinié et Béatrice Perez (dir. et intr.), La Pureté de sang en Espagne. Du lignage à la « race », Paris: PUPS, coll. «Iberica», 2011, p. 95), et le fait, constaté par Netanyahu que Marcos García de Mora recourait volontier au mensonge et à la calomnie, Netanyahu considère cette source comme suffisamment fiable sur ce point pour conclure à la probabilité que Juan de Torquemada était «somehow» (p. 433) lié à des conversos par le sang. Le «somehow» de Benzion Netanyahu est cependant un aveu d’impuissance quant à la possibilité d’identifier la nature exacte de cette origine, ce qui, à nos yeux, en confirme a minima le caractère très éloigné. [2022: le spécialiste Rafael Domínguez Casas qui établit définitivement dans son étude de 2020 (voir plus bas) que les Torquemada n’ont aucune origine judéo-convertie, nous a fait savoir, que selon lui, «l’accusation» de Marcos García de Mora est mensongère et était sans doute la source de l’affirmation de Fernando del Pulgar dans ses Claros varones (correspondance privée, 10 janvier 2022)]. 20. Benzion Netanyahu, The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York: Random House, 1992, p. 1249-1250. 21. Un contributeur de Wikipedia mécontent que nous ayons corrigé la notice WP de Tomás de Torquemada, écrit le 15 mai 2019, sur la page de discussion de l’article: «je ne vois pas d'ailleurs comment on pourrait dire, d’après Gilles Karmasyn, que la famille de Torquemada n’est pas issu [sic] d’une famille de conversos puisque Karmasyn lui-même reconnait que selon “un des meilleurs spécialistes de l’histoire des Juifs d’Espagne, […] ce serait par sa mère que Juan de Torquemada descendrait de conversos”». On reste interdit devant cette incapacité radicale à lire ce que nous avions écrit. Si on choisit de suivre Benzion Netanyahu encore faut-il le suivre complètement puisqu’il affirme que c’est justement parce que c’est par la mère de Juan qu’il y aurait une ascendance converso dans le cas de Juan qu’il n’y en a pas dans le cas de Tomás, Juan et le père de Tomás ayant deux mères différentes (selon Netanyahu). Passons sur un premier contributeur, lui aussi mécontent, qui invoquait Jean Dumont… Une fois de plus on remarque cet acharnement à vouloir que Tomás de Torquemada ait des origines converso, un archarnement qui aveugle ou conduit à utiliser les auteurs les plus douteux. 22. Rafael Domínguez Casas, «El linaje del cardenal don Juan de Torquemada: poder económico y promoción artística», BSAA arte, no. 86 (2020).

Torquemada!
Juif converti: un mensonge
Converso: une erreur

par Gilles Karmasyn


Torquemada (fray Tomás de). (Valladolid, 1420-Avila, 1498). Dominicain espagnol, prieur du couvent de Santa Cruz à Ségovie, inquisiteur (1482). Nommé inquisiteur général pour l’Espagne en 1483, il fut le véritable organisateur du Saint Office, réagissant contre les abus de ses prédécesseurs, mais poursuivant les Juifs avec une intransigeance qui a fait de lui le symbole du fanatisme (Petit Robert 2)

Tomás de Torquemada 
Tomas de Torquemada

La figure du Grand Inquisiteur Tomás de Torquemada incarne dans l’univers mental occidental l’intolérance et les politiques de persécutions, notamment des Juifs, dans l’Espagne de la fin du XVe siècle. Un élément biographique souvent mis en avant, souvent rappelé en passant, est qu’il serait issu d’une famille de «Conversos», c’est-à-dire d’une famille comptant des Juifs convertis au Catholicisme, également appelés «Nouveaux Chrétiens». Le terme même de «Converso», a cette particularité ambigüe qu’il désigne tant le converti lui-même que ses descendants. Ainsi trouvera-t-on souvent des auteurs pour écrire que Torquemada «était un converso», dans le sens, pour le cas des auteurs sérieux, de «descendants de Juifs convertis».

Une déclinaison plus rare de cette affirmation se trouve sous la forme de sa falsification radicale et consiste à affirmer non que Tomás de Torquemada serait issu d’une famille de Juifs convertis, mais qu’il était lui-même né juif puis converti au Catholicisme. Cette contre-vérité se trouve presque toujours sous la plume (ou le clavier) d’auteurs antisémites (ou de personnes, antisémites, qui les copient). À la fin des années 1990, ce mensonge au premier degré était largement répété sur les forums de discussion usenet francophones1». Ce n’était guère suprenant: il avait été proféré par le négationniste Robert Faurisson qui n’était, in fine, que recopié2.

Lorsque que quelqu’un écrit que Torquemada est né Juif, sans doute faudrait-il lui demander si son oncle, le cardinal Juan de Torquemada, soutien pontifical en 1432-1438, et figure clef de l’inquisition espagnole bien avant Tomás, si cet oncle avait assisté à la Bar-Mitzvah de son neveu…

Enfonçons de nouveau le clou: l’affirmation comme quoi Torquemada était un juif converti est un mensonge. C’est un mensonge parce que c’est notoirement faux. Le fait même de son martèlement par des antisémites permet de dire qu’il ne s’agit pas d’une erreur. Le nom de Tomás de Torquemada est associé dans la mémoire collective aux agissements de l’Inquisition et aux persécutions subies par les Juifs dans l’Espagne d’Isabelle la Catholique. Faire porter la responsabilité de ces horreurs à un Juif, voilà le but du mensonge. Il s’agit bien d’un mensonge à caractère antisémite. C’est dans le même esprit que certains affirment que le père d’Hitler était juif…

Cependant, de nombreux romans et essais mais aussi études historiques d’auteurs irréprochables ont repris la thèse d’un Torquemada descendant de conversos. Qu’est-ce que cela signifie?

Il nous faut répéter ici la distinction entre «converso» et «juif converti». Le terme «converso» a désigné en Espagne et au Portugal, non seulement les Juifs (et musulmans) convertis, mais aussi, par extension abusive mais devenue courante, leurs descendants. C’est dans ce sens là que certains auteurs ont pu qualifier, très abusivement comme on va le voir, Tomás Torquemada, le Torquemada de «converso».

Le cardinal Juan de Torquemada lui-même, oncle de Tomás, soutenait que le petit fils d’un converso (au sens premier et strict du terme, «converti»), ne devait plus être appelé «converso»3.

Il est un fait irréfutable: Torquemada n’est pas «né juif» et ne s’est pas converti au catholicisme. Il est né catholique de parents catholiques. Né en 1420, il a été élevé par son oncle, le cardinal Juan de Torquemada dans son couvent de San Pablo de Valladolid4. Il n’est pas un Juif converti.

Le mensonge proféré par certains sur une naissance juive de Torquemada a évidemment pour origine la thèse selon laquelle il aurait été un converso, c’est à dire un descendant de juifs convertis, ou pour être encore plus précis, qu’il avait, quelque part dans ses ascendants, un ou une converso, au sens strict du terme de «juif converti». Que l’affirmation d’une judéité originelle de Torquemada soit alors un mensonge au premier degré ou une erreur due à l’incompétence de ses auteurs, incapables de faire la différence entre «converso» et «juif converti», n’enlève rien au caractère malveillant, de nature antisémite, de la répétition de cette judéité inventée.

Qu’en est-il des ascendants de Tomás de Torquemada?

Juan de Torquemada 
Tomas de Torquemada

Il n’existe aucune source, aucun auteur contemporain de Tomás de Torquemada ou de peu postérieur, qui ait jamais écrit que Tomás de Torquemada était converso ou descendant de conversos. Cependant, il existe surtout une source parlant d’origines conversos de l’oncle de Tomás, Juan de Torquemada.

C’est cette source primaire qui est toujours citée, lorsqu’une source est citée, pour étayer des «origines» juives des Torquemada. Il s’agit d’un ouvrage du chroniqueur Hernando (ou Fernando) del Pulgar de 1486 (voir plus bas). Le grand historien de l’Inquisition, Henry Charles Lea, par exemple, évoquant les origines conversos de Juan de Torquemada se réfère seulement à del Pulgar5. Dans le meilleur des cas les historiens mentionnent del Pulgar, parfois Henry Charles Lea. Les plus nombreux demeurent les auteurs à parler de la famille de «Nouveaux Chrétiens» de Juan de Torquemada, quand ce n’est pas de Tomás de Torquemada, sans prendre la peine de rien préciser, de rien fournir comme source de ce qui demeure une hypothèse très fragile, comme on va le voir.

C’est par exemple de cas de l’ouvrage dirigé par Jean-Pierre Dedieu, Les deux éveils de l’Espagne. 1492-1992, qui fournit sans la moindre référence l’information comme quoi Tomás de Torquemada serait un converso6. Ce «beau livre» qui balaie cinq cent ans d’histoire et d’art espagnoles n’est pas un ouvrage de référence (ce n’est d’ailleurs pas son objectif). Il est pourtant utilisé depuis le 17 octobre 2009 par la notice Wikipedia de Tomás de Torquemada pour justifier que «comme son oncle […] Juan de Torquemada, il est issu d’une famille de nouveaux chrétiens». L’ouvrage de Dedieu, sans source – et pour cause – est une bien mauvaise référence. Surtout, ce «comme son oncle Juan de Torquemada» est une ineptie puisque c’est uniquement par l’intermédiaire de cet oncle qu’on a pu prétendre faire descendre Tomás de Torquemada de conversos. L’affirmation de Wikipedia sur les origines judéo-converties de Tomás de Torquemada n’a, in fine, aucun fondement7.

Une page d’une édition originale de 1486 du Los Claros Varones de Castilla 
Los Clarones de España

Examinons à présent cette fameuse source historique, la seule évoquant les origines des Torquemada. Elle concerne donc, non pas Tomás, mais son oncle, Juan de Torquemada. Fernando del Pulgar, écrit en 1486 dans son ouvrage, Claros Varones de Castilla («Les hommes illustres de Castille»), ouvrage offert à la reine Isabelle, à propos du cardinal Juan de Torquemada:

«Don Juan de Torquemada, cardinal de Saint-Sixte, fut un homme grand, mince, vénérable en tous ses gestes et par sa présence. Il était originaire de la cité de Burgos. Ses aïeux étaient de lignage de Juifs convertis à la sainte foi catholique8»

Fernando del Pulgar était le chroniqueur des Rois Catholiques. Et il était lui-même le fils d’un converso. Son ouvrage visait à présenter quelques personnages illustres de Castille à la Reine Isabelle. Il faut relever qu’il commet quelques erreurs, comme celle de faire naître Juan de Torquemada à Burgos9. Del Pulgar écrit à une époque où la loyauté et la foi des conversos et de leurs descendants sont violemment mis en doute. Et il est, en quelque sorte, en «première ligne». A-t-il présenté Juan de Torquemada, prince de l’Eglise dont le pedigree religieux et politique était immaculé, comme un descendant de converso, afin de présenter un contre-exemple édifiant, et se protéger lui-même?

C’est la thèse de Norman Roth, dans son ouvrage Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain10.

Roth qualifie les notices biographiques que del Pulgar présente à Isabelle comme «particulièrement romancées11» Il rapporte qu’il a été démontré que del Pulgar avait considérablement remanié certaines de ses œuvres pour les adapter au plus près au climat politique et religieux du moment.

Contrairement à ce qu’écrit del Pulgar, Juan de Torquemada est né, non pas à Burgos, mais à Valladolid. Il est le fils de Alvar Fernandez de Torquemada, regidor de Valladolid, petit-fils de Pero Fernandez de Torquemada, lui-même fils de Lope Alfonso de Torquemada, que le roi Alfonse XI avait fait chevalier. Or Alfonse XI était fort peu susceptible de faire chevalier un converso12. Roth rappelle d’autre part, que la traduction généralement présentée du passage de Fernando del Pulgar est probablement erronée. En effet, del Pulgar a écrit que les «abuelos» de Juan de Torquemada étaient de lignage juif. Si «abuelos» peut signifier grand-parents, le terme signifie aussi «ancêtres»13. D’ailleurs, Béatrice Leroy, dans l’édition française qu’elle donne en 2001 des Hommes Illustres de Castille de del Pulgar, ne traduit plus «abuelos» par «grand-parents» mais par «aïeux»14. On peut relever enfin que Pulgar n’affirme pas que les «abuelos» de Juan de Torquemada sont eux-mêmes des convertis, mais qu’ils sont de lignage de Juifs convertis, ce qui décale au moins d’une génération en arrière l’hypothétique conversion dans les profondeurs des racines de l’arbre généalogique de Juan de Torquemada15

Il convient de citer intégralement ce que Béatrice Leroy, aux yeux de laquelle l’origine «judéo-convertie» des Torquemada ne fait aucun doute, écrit:

«A l’aube du XIVe siècle, Lope Alfonso du village proche de Torquemada, réussit à pénétrer dans la société de Valladolid, après lui, Pero Fernandez de Torquemada, qui a épousé Juana de Tovar, puis Alvar Fernandez de Torquemada […] sont chevaliers de la ville. Comment sont-ils conversos? Le premier des Torquemada était-il juif et a-t-il choisi ce nom de village, ou a-t-il épousé une conversa de Valladolid (ce qui est plus probable). Quel est le premier des conversos de la famille? On ne le saura sans doute jamais, d’autant plus qu’un certain courant historique, tenant à la pure chevalerie des Torquemada, a soigneusement occulté cette origine16»

Soulignons cependant de nouveau que Béatrice Leroy ne semble s’appuyer que sur del Pulgar pour étayer sa thèse. Or, si del Pulgar est une source riche, elle peut être aussi, comme le démontre Norman Roth, défectueuse17.

Finalement, le seul moyen de prêter à Tomás de Torquemada une quelconque, et très lointaine, origine juive, consiste d’abord à tenir pour vrai ce que rapporte del Pulgar des ancêtres de Juan de Torquemada puis, ensuite, remonter si loin dans l’arbre généalogique de Juan de Torquemada qu’aucune certitude ne soit possible, et enfin faire l’hypothèse que dans ce brouillard lointain se cache une juive ou une converso...

Ajoutons, pour ne laisser aucune pierre non retournée, que quelques spécialistes parmi les plus pointus mentionnent une source non publiée, une glose anonyme sur un exemplaire manuscrit du Scrutinium scripturarum de Pablo de Santa Maria (Paul de Sainte-Marie, parfois connu sous le nom de Paul de Burgos), archevêque de Burgos et très célèbre converti puisqu’il était rabbin sous son premier nom de Salomon ha-Levi. Ces notes (qui ne sont pas de Paul de Santa Maria) mentionnent une liste de «conversos», décrivant au passage Juan de Torquemada comme descendant de conversos, sans autre précision18. Il est évident que cela n’ajoute ni ne retranche rien à ce que Fernando del Pulgar avait pu écrire sur la question.

Bref, peut-être Juan de Torquemada a-t-il des ancêtres conversos. Mais si c’est le cas, ce sont, au mieux, des ancêtres tellement lointains, qu’il est absolument grotesque et absurde, de prétendre que le neveu de Juan, Tomás, était un converso. Selon Béatrice Leroy, le «plus probable» serait qu’une arrière-grand mère de Juan, c’est à-dire qu’une arrière-arrière-grand-mère de Tomás a pu être une juive convertie. A un tel degré d’éloignement d’éventuelles «origines» juives, tout le monde a des «origines» juives!

Un des meilleurs spécialistes de l’histoire des Juifs d’Espagne, Benzion Netanyahu, qui ne remet pas en cause des origines conversos de Juan, suggère dans The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, que le père et l’oncle de Tomás de Torquemada (Juan) avaient des mères différentes19. Or d’après Netanyahu, ce serait par sa mère que Juan de Torquemada descendrait de conversos… Cette mère n’étant pas la mère du père de Tomás de Torquemada, ce dernier n’aurait donc aucune «origine juive». Netanyahu cite également le chroniqueur espagnol Jeronimo Zurita selon qui Tomás de Torquemada était «de limpio y noble linaje». Enfin il rappelle que Tomás de Torquemada avait inscrit dans la règle du couvent qu’il avait fondé à Avila l’exclusion de «toute personne descendue directement ou indirectement de Juifs», une rigidité particulièrement improbable si Tomás avait été ou s’était perçu lui-même comme converso20. On notera en passant que si l’on décidait de s’en remettre à l’autorité de Benzion Netanyahu pour affirmer que Juan de Torquemada est issu d’une famille de conversos, il faudrait dans la foulée accepter aussi son autorité pour prendre acte que ce n’est aucunement le cas de Tomás Torquemada…21

Quoiqu’il en soit, ceux qui prétendent que «Torquemada était un juif converti» sont des menteurs ou des incompétents, sinon les deux, et ceux qui écrivent qu’il aurait été un converso commettent un abus de langage qui confine à la contre-vérité, tant l’incertitude pèse sur Juan et tant, quand bien même celui-ci aurait des origines judéo-converties, l’éloignement généalogique d’un Juif ou d’une Juive convertie dans les ancêtres de Tomás de Torquemada vide dans ce cas la notion de converso de toute substance. Même l’affirmation que Tomás de Torquemada serait «issu d’une famille de conversos» nous semble devoir être rejetée, pour les mêmes raisons.

Épilogue définitif (2021)

Rafael Domínguez Casas est professeur d’Histoire de l’Art à l’Université de Valladolid et membre de l’Académie Royale d’Archéologie de Belgique. En 2020 il publie une très longue étude (plus de cinquante pages) sur le rôle important (et méconnu) de Juan de Torquemada en tant que mécène et sur l’ensemble de la lignée des Torquemada, produisant la recherche la plus complète, la plus fouillée jamais réalisée sur toute la généalogie des Torquemada sur plus de deux cent ans. Se fondant avant tout sur de nombreuses sources primaires, il étudie l’affirmation de Fernando del Pulgar sur le «lignage converso des aïeux» de Juan de Torquemada et montre notamment que celle-ci avait déjà été longuement examinée et réfutée dès le XVIe siècle. On peut constater en effet que dans les arbres généalogiques et les sources que Rafael Domínguez Casas cite longuement ne se trouve pas le moindre converso ni la moindre conversa, aussi loin qu’on remonte dans les aïeux de Juan ou de Tomás. La conclusion de Rafael Domínguez Casas est sans appel: «les rumeurs répandues par le chroniqueur Hernando del Pulgar concernant une possible origine “judeoconverso” du cardinal sont sans fondement22».

Rafael Domínguez Casas confirme donc de façon spectaculaire ce que nous affirmons depuis plus de vingt ans et la première version de la présente étude : Tomás de Torquemada n’a pas (non plus) la moindre origine converso.


Notes.

1. Le 22 juillet 1997, Robert Etienne, négationniste notoire, écrivait sur le forum fr.soc.politique «Torquemada, était lui-même juif converti» (Robert.Etienne@wanadoo.fr (R. Etienne), Re: Céline et Christian : LES EXCUSES.», fr.soc.politique, 22 juillet 1997, Message-ID: <33dce2c5.3331377@news.wanadoo.fr>). Par deux fois Robert Etienne avait déjà fait la même remarque. Cependant un peu plus tard, il se contenterait, à deux reprises au moins , d’affirmer que Torquemeda était d’«origine» juive. La judéité de Torquemada revient comme un leitmotiv. Il n’est pas anodin de signaler qu’en mars 1999 Robert Etienne allait recopier la propagande antisémite de Goebbels. Un abonné d’AOL France, BFidi (Bernard Fidi), intervenant habitué aux propos antisémites et négationnistes sur le forum de discussion fr.soc.politique a avancé la même chose à plusieurs reprises en 1997. Le 5 janvier 1998 il écrirait: «Torquemada était un juif converti» (bfidifr@aol.com (BFidi fr), «Un document à faire connaître et lire autour de soi.», fr.soc.politique, 5 janvier 1998, Message-ID: <19980105221600.RAA29376@ladder01.news.aol.com>). Le 14 septembre 1998: «D’autant que Torquemada était juif» (bfidifr@aol.com (BFidi fr), «Re: Le président de la conférence épiscopale contre le PACS», fr.soc.politique, 14 septembre 1998, Message-ID: <1998091421181600.RAA27461@ladder01.news.aol.com>). Le 6 février 1999: «Tout d’abord ne pas oublier que Torquemada, le “grand patron” de l’Inquisition était un juif “conversos”, c’est-à-dire converti au catholicisme» (bfidifr@aol.com (BFidi fr), «Re: Croire, oui, mais alors au bucher ! (was Re: La guerre aux femmes en Afghan», fr.soc.politique, 6 février 1999, Message-ID: <19990206180546.24201.00000219@ngol05.aol.com>).

2. Robert Faurisson, «Un faux: “La prière de Jean XXIII pour les Juifs”», Revue d’histoire révisionniste, n°3, nov 1990 - janv. 1991, p. 32.

3. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, Editions Maisonneuve & Larose, Paris, 1995, p. 124, p. 82.

4. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 122.

5. Henry Charles Lea, History of the Spanish Inquisition, Londres: The Macmillan Company, 1906-1908, tome I, p. 120. Lea se contente de mentionner del Pulgar sans citer le passage concerné et déduit «of course» des origines judéo-converties de Juan celles de Tomás (ibid.). Il est le premier des historiens modernes à inscrire Tomás de Torquemada dans une généalogie converso, sans que chez lui cela ne suscite quelque commentaire particulier. Bien que peu repris dans la première moitié du XXe siècle, Lea est sans doute la source de la plupart de ceux qui font de Tomás de Torquemada un converso dans ce premier demi-siècle. C’est sans doute le cas de Cecil Roth qui écrit dans son étude classique parue en 1932 que «Torquemada, Cardinal of San Sisto, was (it was alleged) of immediate Jewish descent» (A History of the Marranos, New York: Meridian Books, 1959 (1re éd. 1932), p. 24) sans plus de précision. S’il est vrai que ces orgines sont bien «alléguées» (Roth ne précise pas par qui) il est faux de les qualifier d’immédiates. Américo Castro reprendra le même argument que Lea en 1948, dans un objectif plus malveillant (voir note 7), et aura sans doute plus d’influence que lui.

6. Dedieu écrit: «Nombreux les artisans parmi les conversos, nombreux aussi les gros poissons rapidement intégrés aux oligarchies locales, au monde de la grande finance, de l’administration royale ou au clergé: on compte plusieurs évêques parmi eux et Torquemada, le premier inquisiteur général lui-même, en était.» (Jean-Pierre Dedieu, Les deux éveils de l'Espagne. 1492-1992, Paris: Presses du CNRS, 1991, p. 133). Aucune source n’est fournie. En 1992, Edgar Morin, dans sa préface à un ouvrage savant (Henry Méchoulan (dir.), Les Juifs d’Espagne: histoire d'une diaspora 1492-1992, Paris: Liana Levi, 1992) reprend la même antienne (sans plus définir converso, d’ailleurs que Dedieu, ce qui pose évidemment problème) en écrivant: «Il y eut des conversos dénonciateurs et persécuteurs de Juifs, comme Torquemada» (p. II-III). Pourquoi Edgar Morin choisit-il de présenter une telle contre-vérité, qui ne figure pas dans le reste de l’ouvrage? Il semble d’ailleurs qu’Edgar Morin cultive un rapport détaché avec la réalité historique dès qu’il s’agit de mettre des Juifs dans des arbres généalogiques: en 2014 il affirmait sur Twitter que «La mère de Montaigne était juive espagnole convertie» (Edgar Morin, @edgarmorinparis, 17 avril 2014, La mère de Montaigne…, https://twitter.com/edgarmorinparis/status/456837304989270016). L’hypothèse qu’un arrière-grand-père de la mère de Montaigne a pu être un Juif converti est classique, mais cela recule au mieux de trois générations cette origine juive qu’ici aussi Edgar Morin souhaite lui attribuer.

7. La situation de la notice Wikipedia anglophone de Tomás Torquemada est aussi lamentable (au 26 novembre 2018) que celle de la version française: elle fournit trois références à l’affirmation d’origines judéo-converties de Tomás de Torquemada. La première renvoie à une œuvre de Juan de Torquemada (l’oncle), ses Meditationes, seu Contemplationes devotissimae, qui ne contient évidemment pas une telle assertion. La seconde est tirée d’un ouvrage n’ayant trait ni à l’Inquisition, ni à l’Espagne du XVe siècle, de Avner Falk, A Psychoanalytic History of the Jews, Fairleigh Dickinson University Press, 1996, nous renvoyant à la page 508 où l’on découvre, asséné sans la moindre source (et pour cause), que Tomás de Torquemada est un Juif converti au Catholicisme dans sa jeunesse à cause des tensions dans sa famille et du fait qu’il était «en guerre avec lui même». Il s’agit là d’inventions pures et simples d’un auteur qui laisse visiblement libre cours à une imagination déchaînée sans le moindre rapport avec la réalité historique. La troisième source renvoie à une page web d’une encyclopédie en ligne (Encyclopedia of World Biography, 2004) proposant une notice biographique de Torquemada, qui se contente de mentionner, sans citer de source, que Tomás de Torquemada était «the nephew of a celebrated theologian and cardinal, Juan de Torquemada, who himself was a descendant of a converso», bref on retrouve l’argument que Tomás de Torquemada aurait des origines conversos parce que son oncle aurait des origines conversos, sans que la source de cette hypothèse puisse être finalement connue du lecteur de Wikipedia, les deux premières références n’ayant ici aucune valeur, la première ne contenant pas l’assertion qu’elle est sensée illustrer et la seconde étant totalement fantaisiste. La situation de la notice Wikipedia hispanophone, pour laquelle on se serait attendu à quelque chose de fiable ou de solide, est à peine meilleure. On y lit (version du 1er décembre 2018) que «Es comúnmente aceptado que tenía ascendientes judíos» (Il est communément admis qu’il avait des ancêtres juifs). La note renvoie à John Lynch, Los Austrias (1516-1700), Barcelona: Crítica, 2009, p. 31. Il s’agit de la traduction d’un ouvrage de l’historien britannique John Lynch paru en 1991, Spain 1516-1598: From Nation State to World Empire (Oxford: Basil Blackwell), lequel n’est qu’une mise à jour d’un ouvrage paru en 1964, Spain Under the Habsburgs: Empire and absolutism, 1516-1598 (Oxford University Press), dans lequel on trouve déjà le même passage (et la même note pour l’étayer). John Lynch écrivait en 1964 (qu’on retrouve dans la version espagnole de 2009 citée par Wikipedia): «many officials of the early Spanish Inquisition, including Torquemada, were descended from New Christians» (page 21). La note qui accompagne cette affirmation, la note 21 est la suivante: «Américo Castro, the Structure of Spanish History, Princeton, 1954, p. 421-430, 532, 540, argues that the Inquisition had been in the making since the beginning of the fifteenth century, largely by deserters from Israel. The thesis is not entirely convincing.». On voit que cette note ne se contente pas de fournir la source de l’affirmation des origines judéo-converties de Tomás de Torquemada, nous y reviendrons. Notons au passage la bizarrerie dans la notice espagnole d’une figure majeure de l’histoire espagnole à utiliser comme source la traduction en Espagnol d’un ouvrage anglais dont la source est… la traduction en Anglais d’un ouvrage espagnol! Reportons-nous à Américo Castro, l’un des grands historiens de l’Espagne et à son ouvrage, the Structure of Spanish History (traduction de son célèbre ouvrage de 1948, España en su historia; cristianos, moros y judíos, Buenos Aires: Editorial Losada S.A, 1948). On lit à la page 530: «Concerning the celebrated theologian and Dominican Don Juan de Torquemada, Cardinal of Saint Sixtus, we have the word of Hernando del Pulgar that his grandparents were of the lineage of Jews converted to our holy Catholic faith» (dans l’édition originale espagnole de 1948, aux pages 545-546: «Del célebre teólogo y dominico don Juan de Torquemada, cardenal de San Sixto, dice Hernando del Pulgar: sus abuelos fueron de linaje de los judíos convertidos a nuestra sancta fe católica». On remarquera que le choix du traducteur en Anglais de restituer «abuelos» par grand-parents plutôt que par ancêtres peut être considérée comme une erreur). Américo Castro renvoie évidemment aux Claros varones de Fernando del Pulgar et il ajoute: «so that the first inquisitor, Fray Tomas de Torquemada (a relative of the Cardinal) also turns out to be ex illis» (dans l’édition originale espagnole: «con lo cual el primer inquisidor, fray Tomás de Torquemada, resulta ser también ex illis.»). Américo Castro n’écrit rien d’autre à ce sujet. Bref, il déduit des origines judéo-converties prêtées à l’oncle de Torquemada, Juan de Torquemada, par Fernando del Pulgar, des origines identiques pour Tomás selon un raisonnement que nous connaissons bien. La référence par Wikipedia à John Lynch pour étayer les origines judéo-converties de Tomás de Torquemada ne consiste, in fine, qu’a s’appuyer sur del Pulgar, via Juan de Torquemada. Là où cela devient amusant c’est que la notice Wikipedia espagnole, pour enfoncer le clou des origines judéo-converties de Tomás, précise immédiatement après que Fernando del Pulgar attribue des origines judéo-converties à Juan de Torquemada… Bien évidemment cet argument ne renforce pas le précédent qui était en fait le même, et finalement, comme nous le rappelons dans la présente page, le seul invoqué pour attribuer à Tomás de Torquemada des origines judéo-converties, argument dont nous démontrons qu’il ne permet pas après examen serré, de prétendre que Tomás de Torquemada peut-être présenté comme issu d’une «famille» de conversos. On relèvera par ailleurs la remarque de John Lynch sur le fait que Américo Castro a cherché à faire peser la responsabilité de l’Inquisition sur des Juifs convertis. De fait c’est là un trait bien détestable de ce grand historien qui cherche à rendre les Juifs responsables des malheurs qui les ont touchés en Espagne. Castro fait d’ailleurs de même avec les statuts de pureté de sang (Limpieza de Sangre) dont il fait porter, in fine, la responsabilité de l’invention aux Juifs. Cela constitue une sorte d’ignominie qu’a bien réfutée Benzion Netanyahu dans son étude «Américo Castro and His View of the Origins of the Pureza de Sangre», Proceedings of the American Academy for Jewish Research, vol. 46-47, 1979-1980. Sans revenir sur les maladresses ou les bizarreries des références utilisées par les différentes versions de Wikipedia, on constate donc que les propos de Fernando del Pulgar sur l’oncle de Tomás Torquemada, Juan, sont l’unique source sur laquelle se fonde l’attribution d’origines judéo-converties à Tomás. Il est assez singulier de constater que ni dans la notice française ni dans la notice anglaise de Juan de Torquemada ne figure la mention d’origines judéo-converties de Juan et que dans la notice espagnole est mentionnée sans la moindre source que ses abuelos (voir la suite) seraient des Juifs convertis (allusion évidente à del Pulgar, qui n’est pas cité, mais erronée, puisque ce n’est même pas ce que del Pulgar écrit). Pourquoi tant de désinvolture concernant les origines de Juan, les seules qui fassent l’objet de discussions savantes, et tant d’insistance sur celles de Tomás, plus lointaines, sinon incertaines? Il y a là, selon nous, quelque chose de proprement malsain. Mentionnons pour finir la notice Wikipedia allemande qui poursuit cette triste série. On y lit «Wie viele Spanier seiner Zeit scheint Torquemada selbst jüdische Vorfahren gehabt zu haben. Der zeitgenössische Historiker Hernando del Pulgar berief sich zum Nachweis dieser Tatsache auf einen Brief von Torquemadas Onkel Juan de Torquemada. Dieser führt dort aus, dass sein Vorfahr Alvar Fernández de Torquemada eine jüdische Conversa (Konvertitin) geheiratet habe. Auch Thomas Hope schrieb in der von ihm veröffentlichten Biografie über Torquemada, dass die Großmutter des Großinquisitors eine Conversa gewesen sei», à savoir: «Comme beaucoup d'Espagnols de son époque, Torquemada semble avoir eu lui-même des ancêtres juifs. L’historien contemporain Hernando del Pulgar s’est appuyé sur une lettre de l’oncle de Torquemada, Juan de Torquemada, pour le prouver. Il y explique que son ancêtre, Alvar Fernández de Torquemada, a épousé une Conversa (convertie) juive. Thomas Hope a également écrit dans sa biographie de Torquemada que la grand-mère du grand inquisiteur était une Conversa.»… Misère. Presque tout cela est faux. Il n’existe évidemment aucun document, aucune lettre de Juan de Torquemada qui appuierait la thèse de ses origines judéo-converties. Fernando del Pulgar ne mentionne nullement Alvar Fernández comme ayant épousé une conversa: Alvar Fernández de Torquemada est le père de Juan de Torquemada et il est évident que si tel avait été le cas, Fernando del Pulgar l’aurait en effet mentionné, ce qui n'est pas le cas, puisque del Pulgar se contente de mentionner des «aieux» de Juan qui seraient «de lignage de Juifs convertis» (voir la suite). Quant à Thomas Hope, historien britannique semble-t-il, il n’a publié que l’ouvrage mentionné par la notice allemande (Torquemada, Scourge of the Jews. A biography, Londres: G. Allen & Unwin, 1939). On trouve en effet dans cet ouvrage, à la page 18 l’affirmation qui lui est prêtée: «Alvar Fernandez de Torquemada, Thomas’s grand-father […] had married a Jewess recently converted to Christianity». Nulle note, source ni référence pour étayer cette affirmation (et pour cause) qu’on ne retrouve absolument nulle part ailleurs. D’ailleurs l’ouvrage en question n’en contient aucune. Seule figure à la fin une très mince bibliographie incluant les Claros Varones de del Pulgar qui contredisent l’affirmation de Thomas Hope. La notice Wikipedia allemande, comme la française, l’anglaise ou l’espagnole raconte donc littéralement n’importe quoi, allant jusqu’à faire dire à l’une de ses sources ce qu’elle ne dit pas, la seconde source invoquée étant tout simplement erronée et de fort piètre qualité. Addenda 2021: depuis janvier 2020, ce passage de la notice allemande a disparu.

8. Traduit par Béatrice Leroy, Les hommes illustres de Castille de Hernando del Pulgar, Histoire et politique en Castille au XVe siècle, II, Limoges: PULIM, 2001, p. 67. Original en Espagnol: «Don Juan de Torquemada, cardenal de Sant Sixto, fué ome alto de cuerpo, delgado y venerable gesto e presencia, natural de la ciudad de Burgos. Sus abuelos fueron de linaje de los judíos convertidos a nuestra sancta fe católica» (Fernando del Pulgar, Claros Varones de Castilla, Madrid: Clasicos Castellanos, 1923, p. 119 cité par Vicente Beltrán de Heredia, «Noticias y documentos para la biografia del cardenal Juan de Torquemada», Archivum Fratrum Praedicatorum, 1960, vol. 30, p. 54, reproduit également dans Miscelanea Beltran de Heredia. colección de artículos sobre historia de la teología española, tomo I, Salamanca: Apartado 17, 1972, p. 324). Béatrice Leroy, dans un ouvrage précédent (L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 87) traduisait de façon légèrement différente: «Juan de Torquemada, cardinal de Sainte-Sixte, fut un homme grand de taille, mince, d’allure vénérable et distingué, originaire de la cité de Burgos. Ses grand-parents étaient de lignage de Juifs convertis à notre sainte foi catholique». Elle a notamment affiné la traduction de «abuelos» qui est plus général que «grand-parents» et signifie tout aussi bien «ancêtres», restitué ici avec élégance par «aïeux».

9. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 87

10. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, Madinson: The University of Wisconsin Press, 1995. On peut relever que c’est également la thèse de l’écrivain britannique Rafael Sabatini, dans son étude Torquemada and the Spanish inquisition: a history (Boston: Houghton Mifflin, 1930; 1re édition 1912) qui considère également que l’autorité de Pulgar est «insufficient» (p. 91). Toutefois, Sabatini n’était pas historien.

11. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, op. cit., p. 112.

12. Norman Roth, Conversos, Inquisition and the Expulsion of the Jews from Spain, op. cit., p. 225.

13.ibid.

14. Béatrice Leroy, Les hommes illustres de Castille de Hernando del Pulgar, Histoire et politique en Castille au XVe siècle, II, Limoges: PULIM, 2001, p. 67. Pour la traduction antérieure de Béatrice Leroy, voir note 8.

15. Le texte de Fernando del Pulgar a parfois été utilisé de façon frauduleuse. Ainsi, on peut relever le cas de l’historien catholique intégriste Jean Dumont (Jean-Yves Camus & René Monzat, Les droites nationales et radicales en France: répertoire critique, Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 435). Celui-ci prétend s’appuyer sur ce passage de del Pulgar pour étayer la thèse d’origines juives de Tomás de façon tout à fait malhonnête. Voici ce qu’il écrit: «le dominicain Tomás de Torquemada dont le chroniqueur royal Hernando del Pulgar, converso lui-même, atteste que, parent du cardinal Juan de Torquemada, il était comme celui-ci du lignage des Juifs convertis à notre sainte foi catholique» (Jean Dumont, L’Église au risque de l’histoire, Critérion, 1981, p. 352). Dumont commet ici une véritable falsification du texte de Fernando del Pulgar, en deux temps. D’abord, del Pulgar ne parle nullement de Tomás de Torquemada (qu’il ne mentionne même pas) mais évidemment du seul Juan. Dumont tient évidemment le même raisonnement que Americo Castro (qu’il cite, en se trompant de numéro de page) mais fait en sorte que son lecteur pense que ce serait le raisonnement explicite de del Pulgar lui-même, procédé parfaitement malhonnête. Ensuite, et ce doublé confirme la mauvaise foi de Dumont, il altère (en le coupant juste au bon endroit) le texte de del Pulgar en prétendant que celui-ci affirmerait que c’est Tomás qui serait (c’est-à-dire serait directement) de lignage de convertis puisque Dumont prétend faire dire à Pulgar: «il [Tomás!] était […] du lignage des Juifs convertis». Où donc sont passés les abuelos, les aïeux? Escamotés par Jean Dumont! Escamotés de façon à rapprocher le plus possible ces convertis de Tomás (alors même que del Pulgar ne parle que de Juan, rappelons-le). Il est assez incroyable qu’un universitaire ait eu recourt à des procédés aussi indignes et pitoyables pour asseoir une hypothèse qu’il sait évidemment très fragile (sinon il n’aurait pas besoin d’y recourir). Si d’aucuns espèrent invoquer Jean Dumont pour justifier des origines judéo-converties de Tomás de Torquemada, ils seraient tout simplement les dupes d’un falsificateur. On ne sera ensuite pas surpris d’apprendre que Dumont fait sienne la thèse indigne (et fausse) de Castro, faisant porter aux Juifs et aux Conversos les excès de l’Inquisition que par ailleurs Dumont défend avec énergie de toute accusation d’antisémitisme ou d’intolérance (voir son hagiographie L’ Incomparable Isabelle la Catholique, Critérion, 1992, p. 80-83. On reste pantois devant les propos de Dumont plaignant la pauvre Isabelle «sacrifiant» 5% de son budget en expulsant les Juifs… de tels exemples sont légion. Même la très conservatrice Revue Historique tousse, en janvier-mars 1993, devant de tels excès). On comprend, hélas, son insistance et ses procédés pour attribuer des origines juives à Tomás de Torquemada. En passant, l’imagerie sanitaire dont Dumont use pour défendre l’Inquisition, «anticorps» défendant «l’organisme biologique» qu’est la société contre un «antigène» qui l’infecte et lui donne une «fièvre qui se fait de plus en plus forte» (p. 191-192) fait froid dans le dos. Le même Jean Dumont se lancera sans suprise en 1991 (L’heure de Dieu sur le nouveau monde, Critérion) dans une apologie de la colonisation espagnole, si bonne pour les autochtones… Dans ce même ouvrage, Dumont continuait à défendre et justifier l’Inquisition la présentant même en une formule proprement hallucinante de perversité comme «le fruit de la sainteté personnelle de la reine et du génie juif de Torquemada» (cité dans Le Supplément. Revue d'éthique et théologie morale, no 187, décembre 1993, p. 202). Cependant, c’est en 1999, devant le public ami de la VIIIe université d'été de Renaissance Catholique un mouvement d’extrême-droite intégriste (proche de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X) dont il était un habitué, que Jean Dumont dévoile sans vergogne son jeu. A la suite de sa conférence intitulée «La violence au service de la foi: l’exemple de l’Inquisition», il est interrogé sur Torquemada. Point de citations et de références savantes. Jean Dumont martèle désormais avec une mâle assurance, sans même qu’il soit nécessaire de s’en justifier: «Thomas Torquemeda, n’est rien d’autre qu’un juif». Il précise même: «Torquemada était un juif et comprenait donc assez bien par quels chemins se produisait cette destruction du christianisme par les juifs [souligné par nous] prétendument [sic] convertis» (in Grégoire Legrand et Agnès Kérisit (dir.), La Repentance: Pourquoi nous ne demandons pas pardon. Actes de la VIIIe Université d’été de Renaissance catholique, Chemiré-le-Gaudin, juillet 1999, Issy-les-Moulineaux: Renaissance catholique, 2003, p. 279). De la falsification, Jean Dumont sera passé au mensonge pur et simple, mensonge raciste (on est juif, aux yeux de Dumont, par le simple fait d’avoir quelqu’aïeul juif, aussi éloigné soit-il) et antisémite (on est alors ataviquement imprégné d’un savoir inné sur ce que peuvent faire et font, actes nécessairement délétères, «les Juifs»). Evidemment ce mensonge, classique, permet de faire porter, in fine les excès de l’inquisition à un Juif. Jean Dumont n’a plus rien, évidemment, de l’historien, mais tout du vulgaire voyou qui éructe mensonges et calomnies antisémites. Michel Yaèche, qui relevait que, dans son hagiopgraphie d’Isabelle, Dumont accusait les Juifs espagnols de (rien de moins) «messes noires» et usait de bien d’autres poncifs antisémites, en faisait déjà le constat dans son article analysant au plus près les propos qu’y tenaient Dumont, paru dans le numéro 16 de décembre 1994 de la revue Los Muestros, que nous mettons en ligne.

16. Béatrice Leroy, L’Espagne des Torquemada, op. cit., p. 48. La généalogie fournie par Béatrice Leroy est reprise de Fernando del Pulgar. Celui-ci ajoute que Lope Alfonso, l’arrière grand-père de Juan, a épousé une Ana de Collazos sur laquelle aucune information n’est fournie. Est-elle convertie ? A-t-elle des parents convertis ? Cela n’est pas dit. Pour compléter, ajoutons que Pedro Fernandez est le frère de Juan de Torquemada et le père de Tomás. Il faut faire attention à ne pas confondre Pero le grand-père, de Juan de Torquemada, et Pedro, son frère.

17. Il arrive que quelque journaliste aille jusqu’à mentionner del Pulgar sur ces sujets. La plus grande approximation est alors de mise. C’est ainsi qu’en 2007, le journaliste Henri Tincq, longtemps spécialiste des questions religieuses au journal Le Monde, utilise la traduction sans doute erronée de «grand-parents», mais surtout affirme crânement que del Pulgar parle de Tomás de Torquemada, alors que del Pulgar ne prononce jamais le nom de celui-ci et ne parle que de son oncle, Juan de Torquemada. Il semble que, pour bien des auteurs, des origines judéo-converties de Tomás de Torquemada soit une impérieuse nécessité (Henri Tincq, «L’expulsion des juifs d’Espagne au nom de la pureté du sang», Le Monde, 2 août 2007, en ligne…). Le passage vaut d’être cité en entier car il contient d’autres perles: «Parmi les convertis, écrit Henri Tincq, l’Espagne compte de grands mystiques comme Thérèse d’Avila ou Louis de Grenade. Et des inquisiteurs célèbres, comme Torquemada [Tincq parle bien de Tomás] lui-même, “dont les grands parents appartinrent au lignage des juifs convertis” (selon l’historien Fernando del Pulgar)». Fermez le ban. Non Fernando del Pulgar n’a rien d’un historien, c’était un chroniqueur approximatif. La rage de Tincq à faire de figures célèbres des conversos ne se limite donc pas à Tomás de Torquemada. Voilà que Thérèse d’Avila est déclarée convertie, donc née juive. Nous ne sommes plus dans l’approximation, nous nageons dans le grand n’importe quoi. Il est bien connu que Thérèse d’Avila a un grand-père converti au catholicisme. Pourquoi vouloir à tout prix en rajouter? Quant à Louis de Grenade, sa conversion sort tout droit de l’imagination de Henri Tincq. Score de Henri Tincq, zéro sur trois. Tout cela est simplement lamentable.

18. On trouve une transcription de la partie des notes relatives aux conversos, évidemment rédigées en latin, liste accompagnée de commentaires dithyrambiques, en appendice dans Nicolas Lopez Martinez, Los Judaizantes castellanos y la Inquisición en tiempo de Isabel la Católica, Burgos: Impr. Aldecoa, 1954, «Nota de Conversos Celebres», p. 389-390. La source est citée comme «Biblioteca Nacional, ms. 13086, fol. 147r-v. Es Copia de une apendice al Scrutinium Scripturarum del Burgenso, ms. en la catedral de Toledo» (p. 390). Les notes manuscrites sur un exemplaire du Scrutinium Scripturarum de Pablo de Santa Maria conservé à la cathédrale de Tolède ont donc été copiées à la main dans une version conservée à la Bibliothèque nationale espagnole (sous la cote ms. 13086). Elles n’ont jamais été intégrées aux éditions officielles du Scrutinium Scripturarum. Nicolas Lopez Martinez date ces notes du dernier tiers du XVe siècle. Juan de Torquemada y est présenté ainsi: «cardinalis sancti Sixti, fr. Joahnnes nuncupatus de ordine praedicatorum, doctissimus in sacro eloquio, qui in reducione graecorum et armenorum, et bohemorum et allorum haereticorum multum fructum attulit Ecclesiae Dei» (p. 389). L’auteur anonyme égrène noms et qualités (toujours superlatives) de différents personnages dont il conclut qu’ils sont «prolis ex descendentibus ex israelitica prole», issus de la progéniture des enfants d’Israel (p. 390). Vicente Beltrán de Heredia résume ce passage ainsi: «Igualmente incluye a Torquemada entre los descendientes de conversos […], el anonimo autor de un apendice Scrutinium Scripturarum de Pablo de Santa Maria, conservado en B.N. ms. 13.086, fol. 147, y en la Capitular de Toledo ms. 5-1, fols. 2333 v-234» («Las bulas de Nicolás V acerca de los conversos de Castilla», Sefarad: Revista de Estudios Hebraicos y Sefardíes, vol. 21, no 1, 1961, p. 26, note 6). Norman Roth cite Heredia (op. cit., p. 415, note 16), mais cela ne semble pas affecter son avis sur le caractère douteux des origines judéo-converties de Juan de Torquemada. Benzion Netanyahu, s’appuyant sur la transcription de Nicolas Martinez Lopez, commente les notes manuscrites de l’auteur anonyme, faisant l’hypothèse que celui-ci est un converso qui cherche à faire la démonstration (très ampoulée) des apports des conversos à l’église en enrôlant dans les rangs conversos les plus célèbres des théologiens de son temps (The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York: Random House, 1992, p. 433), un peu à la façon dont Norman Roth lit les propos de Fernando del Pulgar. Benzion Netanyahu considère cependant que des origines judéo-converties de Juan de Torquemada sont probables, sans toutefois se hasarder à essayer de remonter précisémment à l’aïeul concerné… L’historien Thomas M. Izbicki, auteur d’une biographie de Juan de Torquemada (Protector of the Faith, Cardinal Johannes de Turrecremata and the Defense of the Institutional Church, The Catholic University of America Press, 1981), mentionne les deux pages dans Nicolas Lopez Martinez (Los Judaizantes castellanos, etc.) sans explicitement citer le Scrutinium Scripturarum, lorsqu’il évoque la controverse sur les origines de Juan de Torquemada (p. 130 n. 59), sans d’ailleurs prendre parti, bien qu’il parle de «rife speculation» et de «gossip» (p. 18). On peut remarquer enfin que la notice Wikipedia de Tomás de Torquemada mentionne, depuis depuis le 1er novembre 2008 cette glose pour appuyer la thèse d’un Juan de Torquemada converso, en l’attribuant de façon erronée à Pablo de Santa Maria et en la datant de 1432, alors qu’elle est visiblement plus tardive. La notice ne cite pas le texte de la glose mais affirme qu’elle «atteste» des origines judéo-converties de Juan de Torquemada. Il demeure pourtant délicat d’accorder une crédibilité déterminante à une source anonyme de cette nature et on reste surtout assez surpris de ces approximations et du fait que les règles si strictes de Wikipedia d’exclure le recours à des sources primaires (c’est aussi le cas pour Fernando del Pulgar directement invoqué sans passer par la littérature secondaire) ne soient ici pas respectées. On peut enfin s’interroger sur la présence dans la notice de Tomás de Torquemada d’une telle érudition, quand bien même approximative, pour enfoncer le clou d’origines conversos de Juan de Torquemada alors même que ces passages, et la mention même de l’hypothèse converso, sont absents de la notice Wikipedia de Juan de Torquemada.

19. Benzion Netanyahu consacre un long passage à la question des origines judéo-converties de Juan de Torquemada dans son ouvrage The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York: Random House, 1992, p. 431-434. Il fait l’hypothèse, qu’il reconnaît fragile, d’une telle origine via la mère de Juan de Torquemada uniquement parce qu’on ne disposerait pas d’informations à son propos (p. 431-432), ce qui constitue un raisonnement en creux quelque peu audacieux et isolé dans l’historiographie de cette question. Netanyahu mentionne dans ces mêmes passages plusieurs historiens et chroniqueurs qui réfutent quant à eux cette généalogie converso. On peut faire l’hypothèse que Benzion Netanyahu tire son idée d’une mère converso de l’historien Salo Baron qui affirme en passant, sans source ni justification, que l’épouse de Alvar Fernandez de Torquemada, le père de Juan de Torquemada, était une «New Christian» (A Social and Religious History of the Jews, Columbia University Press, 1969, vol. 13, p. 315). La source de Salo Baron lui-même est très probablement l’ouvrage de 1939 de Thomas Hope, que nous mentionnons dans la note 7, Torquemada, scourge of the Jews: a biography, London: Allen & Unwin. Rappelons que cet auteur, parfaitement inconnu en dehors de cet ouvrage, ne fournit jamais la moindre source à ses affirmations (son ouvrage ne contient aucune note…). Celle d’une épouse convertie de Alvar Fernández est avancée pareillement sans aucune référence. Il faut signaler ici que Benzion Netanyahu invoque toutefois une autre source pour étayer la thèse d’origines conversos de Juan, un pamphlet anti-conversos de 1449 de Marcos García de Mora (surnommé Bachiller Marquillos), à l’occasion de la guerre civile et des violences anti-conversos qui déchirèrent Tolède, El memorial contra los conversos. Marcos García de Mora s’oppose à Juan de Torquemada qui fut un défenseur des conversos qu’il considérait, sur des fondements théologiques tout à fait orthodoxes, comme des Chrétiens authentiques et à part entière, et parle en une formule dont Netanyahu ne relève par l’ambiguité, de «persécution juive de ses parents» («Judaic persecution of his relatives» traduit Netanyahu, p. 432, depuis sa source que nous avons consultée, Eloi Benito Ruano, «El memorial contra los conversos del bachiller Marcos García de Mora (Marquillos de Mazarambroz)», Sefarad, vol. 17, no2, 1957, p. 225: «la judaica persecución de ses parientes»). Malgré le caractère polémique de cette source («texte de justification de la Sentence-Statut [les statuts dit de pureté de sang] adoptée par la ville de Tolède en 1449 afin d’exclure des charges d’honneur de la ville tous les chrétiens issus de conversions de juifs» écrit Béatrice Perez, «Une noblesse en débat au XVe siècle: sang, honneur, vertu», dans Raphaël Carrasco, Annie Molinié et Béatrice Perez (dir. et intr.), La Pureté de sang en Espagne. Du lignage à la « race », Paris: PUPS, coll. «Iberica», 2011, p. 95), et le fait, constaté par Netanyahu que Marcos García de Mora recourait volontier au mensonge et à la calomnie, Netanyahu considère cette source comme suffisamment fiable sur ce point pour conclure à la probabilité que Juan de Torquemada était «somehow» (p. 433) lié à des conversos par le sang. Le «somehow» de Benzion Netanyahu est cependant un aveu d’impuissance quant à la possibilité d’identifier la nature exacte de cette origine, ce qui, à nos yeux, en confirme a minima le caractère très éloigné. [2022: le spécialiste Rafael Domínguez Casas qui établit définitivement dans son étude de 2020 (voir plus bas) que les Torquemada n’ont aucune origine judéo-convertie, nous a fait savoir, que selon lui, «l’accusation» de Marcos García de Mora est mensongère et était sans doute la source de l’affirmation de Fernando del Pulgar dans ses Claros varones (correspondance privée, 10 janvier 2022)].

20. Benzion Netanyahu, The Origins of the Inquisition in Fifteenth Century Spain, New York: Random House, 1992, p. 1249-1250.

21. Un contributeur de Wikipedia mécontent que nous ayons corrigé la notice WP de Tomás de Torquemada, écrit le 15 mai 2019, sur la page de discussion de l’article: «je ne vois pas d'ailleurs comment on pourrait dire, d’après Gilles Karmasyn, que la famille de Torquemada n’est pas issu [sic] d’une famille de conversos puisque Karmasyn lui-même reconnait que selon “un des meilleurs spécialistes de l’histoire des Juifs d’Espagne, […] ce serait par sa mère que Juan de Torquemada descendrait de conversos”». On reste interdit devant cette incapacité radicale à lire ce que nous avions écrit. Si on choisit de suivre Benzion Netanyahu encore faut-il le suivre complètement puisqu’il affirme que c’est justement parce que c’est par la mère de Juan qu’il y aurait une ascendance converso dans le cas de Juan qu’il n’y en a pas dans le cas de Tomás, Juan et le père de Tomás ayant deux mères différentes (selon Netanyahu). Passons sur un premier contributeur, lui aussi mécontent, qui invoquait Jean Dumont… Une fois de plus on remarque cet acharnement à vouloir que Tomás de Torquemada ait des origines converso, un archarnement qui aveugle ou conduit à utiliser les auteurs les plus douteux.

22. Rafael Domínguez Casas, «El linaje del cardenal don Juan de Torquemada: poder económico y promoción artística», BSAA arte, no. 86 (2020).

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