* [Note de PHDN] Nous avons modifié ici le texte original qui indiquait «fin du siècle dernier», ce qui en 2007 aurait signifié fin des année 1990, et non fin des année 1890 comme c’était l'intention de l'auteur. 1. B. Disraeli, Coningsby, or The New Generation, Ed. Peter Davies, 1927. 2. P.-A. Taguieff, La foire aux illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Ed. Mille et une nuits, 2005 ; P.-A. Taguieff, L’imaginaire du complot. Aspect d’un mythe moderne, Ed. Mille et une nuits, 2006. 3. N. Cohn, Histoire d’un mythe. La «conspiration» juive et les protocoles des sages de Sion, Ed. Gallimard, 1967 ; P.-A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, Tome 1: introduction à l’étude des Protocoles un faux et ses usages dans le siècle, Tome 2: études et documents, Ed. Berg International, 1992  (nouvelle édition refondue Ed. Berg International/Fayard, 2004. 4. Parmi le flot d’ouvrages vaseux, nous pouvons citer comme classiques populaires: S. Hutin, Gouvernants invisibles et sociétés secrètes, Ed. J’ai Lu, 1971 ; Collectif d’auteurs [Jan Udo Holey], Livre jaune n° 5, Ed. Félix, 1997 (nouvelles éditions Le livre jaune n° 6, 2001 ; Le livre jaune n° 7, 2004). 5. M. Garçon, J. Vinchon, Le diable. Etude historique, critique et médicale, Ed. Gallimard, 1926. 6. A. Monniot , Le crime rituel chez les Juifs, préface d’Edouard Drumont, Ed. Pierre Téqui, 1914. 7. L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Tome 1: L’âge de la foi, Tome 2: L’âge de la science, Ed. Calman-Lévy, 1981. 8. N. Cohn, op. cit. 9. L. Poliakov, La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions, Ed. Calman-Lévy, 1980. 10. Témoignage du Comte Alexandre de Chayla, «Serge Alexandrovitch Nilus et les Protocoles des Sages de Sion (1909-1920)», La tribune Juive, 14 Mai 1920. 11. P. Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Ed . La découverte, 1987. 12. M. Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, Ed. Allia, 1987. 13. En référence à l’antisémite conspirationniste Henri Coston. 14. G. Silvain, J. Kotek, La Carte postale antisémite, de l’affaire Dreyfus à la Shoah, Ed. Berg International, 2005 ; J. et D. Kotek, Au nom de l’antisionisme. L’image des Juifs et d’Israël dans la caricature depuis la seconde Intifada, Avant-propos de Plantu, Ed. Complexe, 2003. 15. «Protocols» des sages de sion, introduction de Roger Lambelin, Ed. Bernard Grasset, 1936. 16. R. Boudon, L’Art de se persuader, des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990.

Le Juif comme conducteur du monde tel qu’il va: démonolâtrie et conspiration aux temps modernes

Valery Rasplus

Des Lois et des Hommes, n° 5, mai 2007.

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Le complot n’existe pas, seuls les complots existent. Pourtant, le complot est intimement lié à la pratique du pouvoir, il vise par son action à s’emparer d’un pouvoir, à l’influencer. Il n’y a pas d’Etat sans une éventualité de coup d’Etat. Le complot est aussi lié aux faux complots montés de toute pièce, servant un pouvoir quelconque à mener une accusation de conspiration à l’encontre d’un individu ou d’un groupe particulier, justifiant et légitimant l’élimination spatiale ou physique de ses opposants et adversaires. C’est la chasse aux sorcières de type  écclésiastico-judiciaire, les procès de styles staliniens ou maccarthystes.  On trouve également le complot imaginaire, construit comme une vision policière de l’histoire. Raymond Marcelin n’avait-il pas détecté la main de la «Tricontinentale cubaine» derrière les évènements de mai 68? Dans cette optique, l’imaginaire du complot, qu’il soit «jésuite», «juif», «maçonnique», «anarchiste», «communiste», «trotskiste», … permet de se représenter un certain type de pouvoir politico-économique dans le temps et l’espace, transhistorique et ubique.

«Le monde est gouverné par de tout autres personnages que ne se l’imaginent ceux dont l’oeil ne plonge pas dans les coulisses» écrivait Disraeli (1804-1881) en 18441. Invisible sauf pour des dévoileurs-décodeurs: derrière le pouvoir apparent, visible au commun des mortels, existerait un super pouvoir mondial caché, occulte, qui serait lui le seul vrai pouvoir et dont les Maîtres invisibles tireraient les ficelles à l’insu du monde réel2.

Prenons un exemple célèbre. Elaborés à la fin du XIXe siècle*, les «Protocoles des Sages de Sion»3 ont influencé et justifié un nombre important d’actes discriminatoires et criminels en servant de canevas explicatif global de la marche du monde. Ce dernier serait manipulée par une minorité criminelle clandestine, occulte et surpuissante: les «Sages de Sion», maîtres invisibles par excellence. Ces protocoles, de fabrication policière, avaient pour ambition d’être à la fois une grille de déchiffrement parfaite face aux énigmes et aux évolutions du monde, lui donnant une cohérence rassurante, mais aussi de désigner ouvertement les principaux conducteurs habiles de ce monde tel qu’il va. Ce schéma explicatif, cette diabolectique, des «Protocoles des Sages de Sion» n’a pas disparu de nos jours, bien au contraire. Ce contrat anti-contrat a gardé de son pouvoir de séduction dans les différentes couches ou classes de la société ainsi que dans les différentes composantes politiques de l’échiquier social. La recherche d’explications par la mythologie d’un «chef d’orchestre clandestin dirigeant le monde» représenté par ces «Sages de Sion» a encore, à la lecture des nombreuses publications para-protocolaires4, de beaux jours devant elle.

La première forme historique d’antisémitisme fut de type démonologique. Le judaïsme en tant que culture et religion était, selon certains théologiens chrétiens, une organisation conspirative placée au service du Mal cherchant à déjouer le plan divin en complotant sans trêve ni retenue pour ruiner le genre humain de sa destinée, recherchant ainsi à le soumettre à sa volonté essentiellement démoniaque et naturellement malfaisante. Il s’agissait pour ces conteurs de montrer le judaïsme comme une entreprise spécifique visant à anéantir tant spirituellement que corporellement la Chrétienté. N’ayant plus cet ennemi hérétique, les Juifs, déicides, pourraient dominer le monde et ses occupants sur tous les continents. Ainsi dénoncés comme anti-chrétiens de fait et de nature, les Juifs, pensés comme formant une entité tout à la fois compacte, homogène, et solidaire, seront associés par la propagande théologico-politique chrétienne à l’imaginaire de forces obscures, et plus particulièrement à Satan, au Malin, au Démon5.

Pourvus, selon l’explication officielle, de pouvoirs puissants et surnaturels, les Juifs seront présentés et pensés à partir de ce moment là comme les envoyés personnel de Satan sur terre. Ces démons, sorciers du Malin par excellence, ayant pris une forme humaine seraient  d’un genre non-humain. La déshumanisation, cette sortie de la sphère de l’humanité, facilitera la déculpabilisation des répressions et des meurtres à leur encontre. La vision essentialiste éternellement négative du Juif permettra sans trop d’effort de justifier les persécutions et les massacres de ceux-ci par l’exaltation fanatique de masses ignorantes, superstitieuses ou intéressées. Les Juifs seront accusés de profanations d’hosties, d’empoisonner les puits, de crimes rituels sur des enfants, etc.6 Même si historiquement, l’accusation de sacrifice d’enfants vivants avait déjà été émise sur les chrétiens. Le recyclage semble donc une pratique ancienne. Ces constructions et ces superstitions démonologiques traditionnelles, héritées surtout du moyen âge, survivront jusqu’à nos jours7.

Norman Cohn nous signalait déjà qu’au XIIe siècle «des rumeurs circulaient au sujet d’un gouvernement secret juif: composé de rabbins et siégeant dans l’Espagne musulmane, il était sensé diriger une guerre secrète contre la Chrétienté, et se servir de la sorcellerie pour arme principale»8. Le mythe de la conspiration juive mondiale prendrait sa source dans cette ancienne croyance démonologique chrétienne. L’histoire du genre humain ne serait compréhensible, pour ces croyants, qu’à la lumière d’une théorie explicative globalisante et réductrice: le complot de forces occultes juives agissant  grâce et par un réseau d’agences et d’organisations, contrôlant les banques, les industries, la presse, les gouvernements, ….

Cette conspiration intemporelle, trans-historique et universelle de l’impérialisme Juif préluderait la fin des temps dans son but malin: la domination exclusive et radicale du monde. Telle serait la clé dévoilée explicative de la marche du monde. Le combat manichéen se situerait entre les légions célestes et les légions sataniques, entre la Lumière et l’Obscurité, entre le Bien et le Mal, entre St Michel et le Dragon, entre le Christ et l’Antéchrist, entre la Providence et la Conspiration, entre les Chrétiens et les Juifs, …. Ainsi les persécuteurs dédouanés justifieront leurs actions en s’investissant d’une mission divine, menant une nouvelle Croisade contre les démons souterrains de nature maléfique, déguisés en êtres humains, dont une des pratiques courante est la subversion destructrice des valeurs traditionnelles pour mieux asseoir leurs pouvoirs.

Le Juif essentialisé devient dans cette diabolectique le Dieu-moteur, la monocausalité diabolique9 de la marche du monde et des évènements planétaires. Synthèse de toute la pathologie antisémite, les «Protocoles des Sages de Sion» offrirons une transposition, sous une forme sécularisée, de certaines croyances apocalyptiques, une métamorphose de croyances religieuses, associée à un antisémitisme représentant les Juifs comme un groupe international homogène, à solidarité interne indéfectible, hostile à tous les autres hommes, ennemi par excellence du genre humain. La diffusion de ces «Protocoles des Sages de Sion» expliquera enfin les réactions d’antisémitisme comme actes de légitime défense, comme seule méthode de salut de l’humanité face au «péril Juif».

Toute une littérature pré-Protocolaire avait préparée les esprits à l’idée que tous les évènements politiques, sociaux et économiques avaient été décidés par une organisation secrète, juive en l’occurrence, en vue de l’instauration d’un despotisme universel. C’est aussi l’époque où Gustave Le Bon écrit son ouvrage sur la «Psychologie des foules» (1895) dont l’esprit de manipulations des masses se retrouve dans les «Protocoles des Sages de Sion».

Viendrez-vous à vous poser des questions sur le bien fondé d’une telle entreprise explicative? Quiconque doutera da la véracité, du contenu authentiquement prophétique de ces «Protocoles des Sages de Sion» sera considéré comme possédé par la propagande sioniste, le virus intellectuel juif et par Satan son Maître. Serge Nilus ne disait-il pas en 1909 à propos des doutes portés sur ces Protocoles: «La plus grande ruse de Satan est de faire nier non seulement son influence sur les choses de ce monde, mais jusqu’à son existence. Que diriez-vous donc si je vous montrais comment ce qui est dit dans les Protocoles s’accomplit, comment partout apparaît le mystérieux signe de l’Antéchrist proche, comme partout se fait sentir l’avènement prochain de son règne?»10. On est dans le monde de la mytho-politique et du mystère.

Ce texte explique tout: le passé, le présent et l’avenir. Il est le livre explicatif de base du monde reposant sur une théorie monocausale de l’histoire en utilisant un argumentaire de type théologico-métaphysique. Le triptyque pourrait être le suivant: déchiffrement de l’avenir, réinterprétation du passé, décodage du présent. Un des arguments d’autodéfense des prosélytes fanatiques de ce texte consiste également à disqualifier par leur origine ou leurs accointances juives tous les esprits critiques ou sceptiques qui oseraient mettre en question l’authenticité de ce document. Dis moi qui tu es pour accréditer tes propos, et s’il ne correspondent pas aux miens je t’inventerais une identité, je te mettrais dans une case préétablie. Comme pour la mentalité et la démarche négationniste, il ne s’agit pas d’adapter ses idées à la réalité, mais adapter la réalité à son dogme11. Un des contres argumentaires n’est-il pas aussi de dire que le fait de contester ou d’être hostile aux «Protocoles des Sages de Sion» est une preuve de leur authenticité ou de leur véracité? La négation du texte comme authenticité devient preuve de sa véracité sous le prétexte que «la vérité fâche». Ce texte est d’autant plus vrai que l’on en doute. En douter c’est être sous l’influence du complot juif mondial, et de ce fait c’est accréditer d’une manière irréfutable son authenticité.

Même si le texte était faux, donc inauthentique, il n’en serait pas moins vrai. Ne respire-t-il pas «l’esprit Juif»? L’Histoire n’est pas le fait des hommes en général, mais le fait d’hommes bien particuliers, une minorité active secrète, dont rien ne leur résiste (ni Etats, ni lois, ni évènements), qui dirigent à leurs guises selon des plans prédéterminés, la marche du monde12.

Par effet de miroir mimétique, une autre minorité active, les découvreurs de complots, faisant office d’aristocratie du savoir total, possèdent eux aussi un redoutable pouvoir: dévoiler et déjouer tous les pièges, montrer le caché, le secret. Ce savoir, cette  costonisation des esprits»13, inaccessible aux simples mortels, imperméables aux intelligences normales, n’est qu’un jeu d’enfant pour ces décrypteurs de l’Histoire, aptes à pénétrer l’impénétrable, à connaître le savoir réservé, possédant des pouvoirs surhumains de type gnostiques.

Il n’y a finalement plus de complots, de secrets, puisque depuis leurs découvertes, ces éclaireurs de l’obscur ont mis à la lumière de tous, par leurs multiples ouvrages, leurs conférences, les contenus de la conspiration éternelle. Mais il faut bien faire vendre, et le thème est porteur, même romancé. Ce qui pourrait laisser prévoir une possibilité polémico-stratégique future: les «Protocoles des Sages de Sion» comme un faux fabriqué par les Juifs eux-mêmes pour s’enrichir par les procès, manipulant les bons antisémites, prouvant ainsi leur puissance, et donc …

Le Juif n’est jamais représenté comme un homme ordinaire. Il est essentialisé et n’est Homme qu’en apparence. Comme le Démon, le Juif possède la faculté d’être polymorphe (banquier, miséreux, révolutionnaire, contre-révolutionnaire, athée, religieux, …) s’adaptant, comme tous les textes antisémites d’ailleurs, aux différents contextes et aux différentes époques. Le Juif est impalpable, ici et ailleurs tout à la fois. Médiocre en étant isolé, le Juif prend une dimension suréminente en collectivité. Il relève dans la vision hygiéniste des antisémites, du pathologique dont il faudra extirper par tous les moyens le poison, nettoyer le monde de cette souillure, se désinfecter. Le Juifs sera biologisé sous les formes du serpent, de la pieuvre, de l’araignée ou infectieux sous la forme de poux, peste, etc14. Xavier Vallat, ancien Commissaire aux questions juives, sous Vichy, n’a-t-il pas dit qu’à Auschwitz on avait gazé que des poux? L’analogie zoomorphe du Juif avec la punaise sera associée au crime rituel, avec la pieuvre à la domination et au complot, … Comment ne pas remarquer le mal être meurtrier que le judéophobe transfère sur son obsession.

Ainsi, grâce aux «Protocoles des Sages de Sion» tout est expliqué.  C’est le livre magique par excellence. L’or, la finance, l’opinion, la presse, les sociétés de pensées, les partis politiques, les guerres, les paix, les épidémies, les périodes fastes,… rien ne lui échappe, rien ne peut être sans ce livre, rien ne peut être interprété sans celui-ci. Face à une incompréhension du monde, à quelque époque que ce soit, en tout lieu, les Protocoles seront le livre de la Vérité révélé, le «Code de Vision» des antisémites et des crédules. On fera même remonter la création de cet ouvrage des centaines, voire des milliers d’années et ainsi seront expliqués: les persécutions des chrétiens par les romains, les famines en Europe, la chute de la monarchie et la Révolution française, la Révolution Russe, l’Affaire Dreyfus, 14-18, la crise de 29, la déclaration de Balfour, le nazisme, le fascisme, la guerre froide, la guerre du Golfe, le SIDA, la guerre au Kossovo,…et j’en passe et des meilleures. Ce qui suppose une vision prophétique fabuleuse, d’où son pouvoir de séduction. Il en arrive à surpasser Nostradamus!

Quand on veut prouver quelque chose, ce ne sont pas les adaptations qui vont gêner la raison. Il y a donc d’un côté, le discours «officiel», l’Histoire «conformiste», puis de l’autre la Vérité des tenants du dévoilement privilégié, de ceux qui ont percés l’Histoire volontairement occultée et parallèle. Il y a la para-histoire comme il y a la para-science. Il faut consulter les milliers d’ouvrages se basant sur les mêmes stéréotypes pour se rendre compte que leurs auteurs sont «constamment agressés, persécutés, censurés, interdits, bâillonnés», mais quand même publiés! Et aux éternelles critiques, une autre contre-argumentation de ces révélateurs du complot, sera de dire comme Lambelin: «Il porte en soi une force de démonstration peu commune, et c’est pourquoi les Juifs après s’être efforcés vainement de confisquer cette brochure et d’étouffer les voix indiscrètes révélant le plan de campagne d’Israël se sont attachés à faire croire que les procès verbaux des sages de Sion étaient apocryphes et ne reposaient sur aucune données sérieuses»15.

Comme le Juif est menteur, manipulateur, comploteur par nature, on en déduira que ce texte ne peut donc être que vrai. Qui n’est pas avec les dévoileurs du complot est donc un naïf ou pire, un agent ennemi des forces occultes. Son authenticité, n’est donc pas un problème. D’ailleurs, on ne cherche pas à montrer son authenticité, ce qui démontre bien que les frontières de la crédulité n’est jamais sérieusement gardé. Les auteurs et propagateurs des «Protocoles des Sages de Sion», comme ceux de ses  petits frères de papiers, sont victimes du complexe de Fort Alamo. Leurs actions répondent à un besoin de structuration de la réalité, d’un univers strictement déterminé, figé, éliminant la mouvance du monde et sa complexité, le doute n’est plus permis, l’impératif a effacé l’interrogatif. On conforte ses certitudes au sein d’une forteresse de certitudes simplistes autant que réductrices en pensant éloigner ses angoisses, son sommeil de la raison qui engendre des monstres. On ne fait, dans cette faculté d’esprit, que renforcer sa paranoïa. Le Juif est employé comme généralisation abusive, comme particularisme dans son ontologie. La nature héréditaire négative est attribuée au groupe, à l’ensemble. Il frappe l’imagination bien plus que si l’on avait construit l’explication du monde par un complot de coiffeurs, par une action concerté d’Audois ou de Creusois. L’affectif maladif en serait moins réceptif. A tous ceux qui doivent être persécutés, il convient de leur inventer une identité. La peur se transforme en accusation, favorisée par les clichés popularisés, par les tensions sociales, elle trouve une explication dans des dérivatifs de causes réelles, les boucs émissaires. Il y a de l’inquiétante étrangeté, et l’art de se persuader des idées fausses, douteuses ou fragiles16, joint à une archaïque illusion, maintient l’équilibre tant recherché. Et puis, en période trouble, incertaine, quelle économie: voilà une explication qui dispense de penser en ayant réponse à tout.

Voilà l’«Internationale Juive» agissant sur tous les fronts. Comme le Juif porte toutes les tares possibles, dont celle du mensonge, dès la fin de la guerre une frange politique contestera l’ampleur de la Shoah puis sa réalité. Le Juif est coupable de tout, même du mensonge de la Shoah, ce «bobard de propagande» nécessaire pour à la fois légitimer l’état d’Israël et procéder à une escroquerie politico-financière. Les «écoles» négationnistes publieront dans différentes revues, tracts, ces délires protocolaires comme base argumentaire de leurs vérités. Ils connaissent maintenant qui se cache derrière Big Brother: le Juif.

[A Léon Poliakov et Pierre Vidal-Naquet , in memoriam.]


1. B. Disraeli, Coningsby, or The New Generation, Ed. Peter Davies, 1927.

2. P.-A. Taguieff, La foire aux illuminés. Esotérisme, théorie du complot, extrémisme, Ed. Mille et une nuits, 2005 ; P.-A. Taguieff, L’imaginaire du complot. Aspect d’un mythe moderne, Ed. Mille et une nuits, 2006.

3. N. Cohn, Histoire d’un mythe. La «conspiration» juive et les protocoles des sages de Sion, Ed. Gallimard, 1967 ; P.-A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, Tome 1: introduction à l’étude des Protocoles un faux et ses usages dans le siècle, Tome 2: études et documents, Ed. Berg International, 1992  (nouvelle édition refondue Ed. Berg International/Fayard, 2004.

4. Parmi le flot d’ouvrages vaseux, nous pouvons citer comme classiques populaires: S. Hutin, Gouvernants invisibles et sociétés secrètes, Ed. J’ai Lu, 1971 ; Collectif d’auteurs [Jan Udo Holey], Livre jaune n° 5, Ed. Félix, 1997 (nouvelles éditions Le livre jaune n° 6, 2001 ; Le livre jaune n° 7, 2004).

5. M. Garçon, J. Vinchon, Le diable. Etude historique, critique et médicale, Ed. Gallimard, 1926.

6. A. Monniot , Le crime rituel chez les Juifs, préface d’Edouard Drumont, Ed. Pierre Téqui, 1914.

7. L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Tome 1: L’âge de la foi, Tome 2: L’âge de la science, Ed. Calman-Lévy, 1981.

8. N. Cohn, op. cit.

9. L. Poliakov, La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions, Ed. Calman-Lévy, 1980.

10. Témoignage du Comte Alexandre de Chayla, «Serge Alexandrovitch Nilus et les Protocoles des Sages de Sion (1909-1920)», La tribune Juive, 14 Mai 1920.

11. P. Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Ed . La découverte, 1987.

12. M. Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, Ed. Allia, 1987.

13. En référence à l’antisémite conspirationniste Henri Coston.

14. G. Silvain, J. Kotek, La Carte postale antisémite, de l’affaire Dreyfus à la Shoah, Ed. Berg International, 2005 ; J. et D. Kotek, Au nom de l’antisionisme. L’image des Juifs et d’Israël dans la caricature depuis la seconde Intifada, Avant-propos de Plantu, Ed. Complexe, 2003.

15. «Protocols» des sages de sion, introduction de Roger Lambelin, Ed. Bernard Grasset, 1936.

16. R. Boudon, L’Art de se persuader, des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990.

* [Note de PHDN] Nous avons modifié ici le texte original qui indiquait «fin du siècle dernier», ce qui en 2007 aurait signifié fin des année 1990, et non fin des année 1890 comme c’était l'intention de l'auteur.

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