1. Cf., en particulier, pour une vue historique d’ensemble, Valérie Igounet Histoire du négationnisme en France, Le Seuil, 2000, ainsi que dans des orientations opposées: collectif Libertaires et «ultra-gauche» contre le négationnisme, préface de Gilles Perrault, Reflex, 1996, et Alain Bihr et al. Négationnistes: les chiffonniers de l’histoire, Villeurbanne, Golias et Paris, Syllepse, 1997; le premier se présentant comme une «autocritique» d’un compagnonage avec le faurissonisme par des militants d’ultra-gauche et certains auteurs du second dénonçant ce qui serait une «fausse rupture» des premiers avec le négationnisme. 2. Gilles Dauvé, «Bilan et contre-bilan», dans Libertaires et…., op. cit., pp. 81-82. 3. Cf. Georges Fontenis «L’étrange parcours de Paul Rassinier», et Thierry Maricourt, «Les curieux appuis libertaires du nihilisme brun», dans Négationnistes: les chiffonniers…., op. cit. 4. Cf. Valérie Igounet, op. cit., p. 252. 5. Dans L’Anti-Mythes, no 25. 6. Cf. Valérie Igounet, op. cit., p. 266. 7. Cf. «Jean-Gabriel Cohn-Bendit s’explique», Libération, 12.03.1992, et Jean-Louis Saux, «M. Jean-Gabriel Cohn-Bendit dément avoir soutenu les thèses révisionnistes», Le Monde, 13.03.1992. 8. Repris dans Jean-Louis Saux, art. cit. 9. Alain Finkielkraut, L’avenir d’une négation. Réflexion sur la question du génocide, Le Seuil. 10. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique,(1984), Puf, coll. «Quadrige», 1981, p. 49. 11. Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, 1982, p. 349. 12. Cf. Philippe Corcuff, Éric Doidy et Domar Idrissi, «S’émanciper des langues de bois: originalité du langage zapatiste», dans Club Merleau-Ponty La pensée confisquée. Quinze idées reçues qui bloquent le débat public, La Découverte, 1997. 13. Remarque de 1944, reprise dans Remarques mêlées, Mauvezin, Trans-Europ-Repress bilingue, 1990, p. 60. 14. Dans «Du passé ne faisons pas table rase!» et dans «Les mésaventures du sectarisme révolutionnaire», dans Négationnistes: les chiffonniers…., op. cit. 15. Serge Quadruppani «Quelques éclaircissements sur La Banquise», dans Libertaires et…., op. cit., p. 72. 16. «Les mésaventures…», op. cit., p. 107. 17. Sur ce point, voir Alain Bihr, «Les mésaventures…», op. cit., p. 105, et surtout Valérie Igounet, op. cit., pp. 186, 194-197, 281, 284-288 et 486-488. 18. Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (manuscrit inachevé écrit vers 1941-1943), Armand Colin, 1974, pp. 63-64. 19. Ibid., p. 101. 20. Je pense, comme Alain Bihr (dans «Du passé…», op. cit., pp. 22-23), que les excès relativistes de «l’esprit du temps» favorisent la gangrène négationniste. 21. «Thèses sur le révisionnisme», (1985), repris dans Les Assassins de la mémoire, La Découverte, 1987, p. 131. 22. Il écrit également dans Libération du 5 mars 1979: «il est long le chemin qui, du jeune communiste, opposant en 1956, m’a mené, ma dose de scepticisme augmentant à chaque étape, à des idées libertaires en passant par le trotskysme, l’ultra-gauche». 23. Dans «L’ultra-gauche dans la tourmente révisionniste», dans Libertaires et…., op. cit., p. 45. 24. «Bilan et contre-bilan», op. cit., p. 92. 25. Ibid., p. 54. 26. Discours de la méthode (1637), 10-18/UGE, 1951, p. 46. 27. Ibid., p. 57. 28. Dans De la certitude (manuscrit inachevé, rédigé vers 1949-1951), Gallimard, 1976. 29. Ibid., § 114, p. 53. 30. Ibid., § 115, p. 53. 31. Ibid., § 459, pp. 111-112. 32. Cf., entre autres, en langue française à l’époque du texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, les écrits de Pierre Vidal-Naquet repris dans Les Assassins de la mémoire (textes publiés entre 1980 et 1987), op. cit., et de Georges Wellers Les chambres a gaz ont existé - Des documents, des témoignages, des chiffres, Gallimard, 1981; et, par la suite, ceux de Eugen Kogon, Hermann Langbein et Adalbert Rückerl Les chambres à gaz secret d’État (1983), Minuit/Seuil, 1987, de Raul Hilberg La destruction des Juifs d’Europe (1985), Fayard/Gallimard, 1991, et de Jean-Claude Pressac Les crématoires d’Auschwitz - La machinerie du meurtre de masse, CNRS Éditions, 1993. 33. De la certitude, op. cit., §190, p. 65. 34. Les règles…., op. cit., p. 31. 35. La formation de l’esprit scientifique (1938), Vrin, 1983, p. 10. 36. Ibid., p. 14. 37. Dans Les crématoires d’Auschwitz, op. cit., p. 2. 38. «Entretien avec Jean-Claude Pressac», dans Histoire du négationnisme en France, op. cit., pp. 651-652. 39. «Un Eichmann de papier» (1980), op. cit., p. 48. 40. Dans «Positivisme historique et travail de mémoire - Les récits et les témoignages des survivants comme source historique», Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz (Bruxelles), no 36-37, avril-septembre 1993. 41. Ibid., p. 19. 42. Ibid., p. 27. 43. «Les mésaventures…», op. cit., pp. 110-113. 44. On suit Alain Finkielkraut (op. cit., pp. 19-20) quand il suggère que le négationnisme n’est pas nécessairement lié à l’antisémitisme (comme le montre le cas du texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit), mais qu’il existe des passerelles entre les deux; ce faisant, une de ces passerelles, sur le plan proprement intellectuel, est justement la figure du complot, à travers la réactivation du mythe du «complot juif» (voir Valérie Igounet, op. cit., pp. 26-28, 296-297 et 457-488). 45. A. Finkielkraut, op. cit., p. 79. 46. Ibid., p. 96. 47. La figure du complot, sous la forme d’une mise en cohérence intentionnelle trop parfaite d’une diversité d’actes et de personnes, n’est pas non plus absente de certaines critiques du négationnisme, comme celles de Didier Daeninckx (cf. «L’obscène alliance des contraires» et «Le jeune poulpe et la vieille taupe: chronologie d’un combat des profondeurs» dans Négationnistes: les chiffonniers…., op. cit.), ce qui fragilise des démonstrations au service d’un juste combat. 48. Gilles Dauvé, op. cit., p. 91. 49. Dans Le rationalisme appliqué, PUF, 1949, p. 38. 50. Dans L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, 1990, p. 41. 51. Dans Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron Le métier de sociologue (1968), La Haye, Mouton et Paris, E.H.E.S.S., p. 39. 52. François-Georges Lavacquerie, op. cit., p. 50. 53. Dans L’homme sans qualités, tome 1, Le Seuil, 1956, pp. 363-364. 54. Ibid. 55. «Tabou» également «bousculé» par des négationnistes d’ultra-gauche (voir les éléments présentés par Didier Daeninckx, dans «Le jeune poulpe et…», op. cit., pp. 172-173). 56. Remarque de 1930, reprise dans Remarques mêlées, op. cit., p. 17. 57. Remarque de 1940, Ibid., p. 55. 58. Voir «La lettre volée» d’Edgar Poe (1845), dans Histoires extraordinaires, Le Livre de Poche/LGF, 1972. 59. Dans Entre le néant et l’éternité (textes publiés entre 1962 et 1987), Belin, 1996, p. 111. 60. op. cit., p. 85.

Négationnisme d'ultra-gauche
et pathologies intellectuelles
de la gauche

À propos d'un texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit de 1981

Par Philippe Corcuff

Paru dans Philippe Mesnard (éd.), Consciences de la Shoah. Critique des discours et des représentations Paris: Éditions Kimé, 2000, pp. 260-273.

© Philippe Corcuff/2000
 

La question des relations entre une fraction de ce qui est appelé «ultra-gauche» et le négationnisme, qui constitue une spécificité du négationnisme français, a commencé à être balisée par différentes productions1. «L’ultra-gauche» est définie par un de ses protagonistes comme «ce qui se réclame de la révolution, est anti-parlementaire et anti-syndical, et ce dans une perspective “marxiste” (non anarchiste)»2. Alors qu’il existe une composante anarchiste au négationnisme3 et que les relations apparaissent fluides entre les différents groupes et individus, j’entendrai ici «ultra-gauche» au sens large d’un microcosme groupusculaire se voulant à gauche de l’extrême-gauche traditionnelle (aujourd’hui essentiellement trotskyste), incluant des libertaires. Je voudrais ici, à partir d’une analyse de discours, prolonger certaines pistes déjà proposées et en esquisser d’autres.

QUESTIONS DE MÉTHODE

Le discours choisi est celui d’un «compagnon de route» du négationnisme à la fin des années soixante-dix et aux débuts des années quatre-vingts, personnalité des milieux libertaires: Jean-Gabriel Cohn-Bendit (frère de Daniel Cohn-Bendit). En novembre 1978, il rencontre Robert Faurisson, avec Pierre Guillaume4, fondateur en 1965 de la librairie parisienne d’ultra-gauche La Vieille Taupe, qui deviendra la principale maison d’édition négationniste française à partir de 1978. Dans un article de Libération du 5 mars 1979, il défend, en tant que «Juif d’extrême-gauche, libertaire», la liberté d’expression de Faurisson. Dans un texte d’avril 1981, intitulé «Génocide, chambres à gaz. Des procès au débat»5, il ira plus loin dans son rapprochement avec les thèses négationnistes. Ce sont des extraits de ce texte, publiés aussi en 1981 sous le titre «Question de principe», dans le livre collectif Intolérable intolérance, au sein de la collection «Le puits et la pendule» dirigée par Pierre Guillaume aux Éditions de la Différence, sur lesquels nous allons nous arrêter. Jean-Gabriel Cohn-Bendit aurait rompu dès le printemps 1981 avec Guillaume et Faurisson, parce que justement la contribution à Intolérable intolérance avait été amputée des dernières pages, les plus critiques à l’égard de ce dernier, du texte initial6. Mais ce n’est que lors des élections de mars 1992 qu’il est amené à s’expliquer publiquement, alors que, candidat de Génération Écologie en Loire-Atlantique, il est mis en cause sur la question négationniste par un autre candidat du mouvement de Brice Lalonde (à Paris cette fois), le professeur Alexandre Minkowski. L’ambiguïté du débat, à l’époque, dans la presse est qu’il n’est fait référence qu’à la prise de position dans Libération en 1979 pour la liberté de parole de Faurisson, non au texte de 19817. Dans une déclaration publiée le 12 mars 1992 à Nantes, l’intéressé fera une autocritique: «Mon scepticisme viscéral, mon refus d’accepter que des thèmes ou des sujets soient tabous, le fait par ailleurs que l’historiographie des camps de concentration n’était pas à l’époque, du moins à mes yeux, toujours très fiable, m’ont en effet fait envisager l’hypothèse que l’on pouvait douter de l’existence des chambres à gaz. […] J’ai effectivement émis des doutes sur l’existence ou, mieux, sur la nécessité des chambres à gaz pour expliquer le génocide, et je ne suis pas sûr que, sans la parution en France en 1988 du livre fondamental de Raoul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, paru chez Fayard, je ne les aurais pas gardés. Soyons nets, je m’étais trompé»8.

J’interrogerai le texte écrit par Jean-Gabriel Cohn-Bendit en 1981 comme un révélateur de conditions intellectuelles ayant favorisé la réceptivité du discours négationniste dans les milieux de l’ultra-gauche. Ces conditions intellectuelles ne sont qu’une pièce du puzzle, ne nous donnant pas la clé de l’émergence et de la mise en relation de réseaux d’acteurs dans une conjoncture donnée. Il nous manquera alors une sociologie des conditions socio-historiques d’efficacité de ce genre de discours. Il ne s’agira donc que d’une modeste contribution à la critique des raisonnements négationnistes. Ce faisant, j’explorerai les liens entre les délires négationnistes et des pathologies intellectuelles plus ordinaires, présentes dans l’ultra-gauche, l’extrême-gauche et la gauche, et tout particulièrement ancrées dans la tradition rationaliste. Et, là, la critique du négationnisme se couplera avec une auto-analyse critique d’une partie du patrimoine intellectuel de ma famille politique. Cette piste avait été amorcée par Alain Finkielkraut, dans L’avenir d’une négation — Réflexion sur la question du génocide, en 19829, quand il nous invitait à «déceler les maladies de l’entendement» (p. 117), dont le négationnisme constituait une hypertrophie mais qui avaient un champ d’activité plus large, car notamment «la tentative de révision du génocide juif révèle, sous ses dehors d’aberration ou de fait divers, l’allergie à l’événement et la crise de la vérité qui travaillent notre culture» (p. 13). Si nous recourons ici à un vocabulaire jouant d’analogies médicales (le «délire» négationniste d’ultra-gauche étant appréhendé comme une «excroissance difforme» de «pathologies» plus habituelles), c’est à partir d’un critère de démarcation entre «le normal» et «le pathologique» — en référence au double idéal d’une gauche émancipatrice et d’un rationalisme critique — et d’une visée thérapeutique associée à cet idéal. Si tant est que, selon des remarques de sens commun d’Émile Durkheim à propos de «la distinction du normal et du pathologique», «pour les sociétés comme pour les individus, la santé est bonne et désirable, la maladie, au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée»10.

Dans une analyse critique du genre pamphlétaire, à partir d’un corpus de textes allant de l’extrême-droite à l’extrême-gauche parus en France entre 1868 et 1968, Marc Angenot nous met en garde: «Si, par pensée de gauche, on vient alors à entendre non une expression lisible formellement comme telle, mais intrinséquement critique dans sa manipulation des représentations sociales et visant dans la pratique à modifier rationnellement le cours du monde (pensée qui échappe dès lors aux “lieux communs” de la gauche), alors rien n’est plus éloigné de ce discours critique que le pamphlet»11. C’est la voie d’une auto-analyse critique comme point de passage obligé d’un discours de gauche qui est proposée fort suggestivement par Angenot. Contre la fermeture des langues de bois, cet aiguillon auto-critique que l’énonciateur retourne sur lui-même et sur ses propres référents apporte une ouverture aux langages politiques à visées émancipatrices, comme l’a amorcé en pratique le sous-commandant Marcos au Mexique12. Restons toutefois plus prudent que Marc Angenot: la prétention d’«échapper» aux «lieux communs» de la gauche est sans doute excessive et, même, en partie erronée, car les «lieux communs» se présentent tout à la fois comme des points d’appui et comme des obstacles pour une pensée critique. Comment imaginer un discours critique (et auto-critique) sans valeurs de référence socialement constituées (comme la vérité et la justice), et fonctionnant donc comme des «lieux communs»? Ludwig Wittgenstein, un des penseurs du XXe siècle qui a le plus nourri la démarche thérapeutique dans l’exercice philosophique, nous est ici utile: «Le philosophe est quelqu’un qui doit guérir en lui-même de nombreuses maladies de l’entendement avant de pouvoir parvenir aux saines notions du sens commun», indiqua-t-il notamment13. On verra qu’un des enseignements de l’analyse critique du négationnisme d’ultra-gauche consiste à refuser d’opposer nécessairement (comme un impératif absolu) vérité et sens commun.

Ma propre visée thérapeutique, outre l’ouvrage utile d’Alain Finkielkraut, prolongera certaines remarques d’Alain Bihr14 comme du Collectif ayant publié Libertaires et «ultra-gauche» contre le négationnisme. Cela ne veut pas dire, loin de là, que je mets au même niveau ces différents auteurs. Les deux premiers sont des critiques extérieurs à la galaxie négationniste d’ultra-gauche, alors que certains contributeurs du second ouvrage y ont participé et tentent aujourd’hui, de manière fort imparfaite, une auto-critique. Ce qui est très limité dans leur auto-critique, c’est bien la dimension «auto». Quand l’un d’entre eux écrit, avec un sens de la modestie habituel dans ces sphères: «j’estime que, sur l’essentiel, nous avons vu juste»15, c’est particulièrement manifeste. Ne leur vient pas à l’idée qu’avoir flirté un moment avec le faux du négationnisme pouvait fragiliser d’autres pans de leurs supposées «justes» analyses. Ils nous présentent alors les erreurs du négationnisme comme leur étant essentiellement extérieures, relevant principalement de la responsabilité de Pierre Guillaume et de quelques autres. Comme le note Alain Bihr, «l’auto-justification» domine largement les propos de ce qu’il appelle les «repentis» du négationnisme16. Factuellement, ces «repentis» en arrivent alors à minimiser leur implication, et tout particulièrement le rôle historique joué par l’un d’entre eux (Gilles Dauvé, pseudonyme Jean Barrot) dans le négationnisme d’ultra-gauche17. Toutefois, ces omissions ne nous amènent pas, contrairement à ce que laisse entendre Alain Bihr (en parlant de «ces soi-disant ex-révisionnistes ou négationnistes», p. 104), à continuer à faire perdurer une condamnation a priori et indéfinie sur tous les actes et les propos de personnes qui ont aujourd’hui dénoncé le négationnisme d’ultra-gauche (mais pas de manière suffisamment nette leurs propres responsabilités dans celui-ci). Par ailleurs, du fait de leur connaissance interne du milieu, leurs notations sur ses modes de raisonnement sont parfois intéressantes pour nous. Il fallait apporter ces précisions tant méthodologiques qu’historiques avant d’aborder l’analyse proprement dite du texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit.

«Comment écrire ou tenter d’écrire rationnellement sur un sujet quand jusqu’ici ceux à qui s’adresse ce texte refusent une discussion rationnelle?» (p. 11).

Dès sa première phrase Jean-Gabriel Cohn-Bendit pare la posture de doute à l’égard de l’existence des chambres à gaz des vertus de la rationalité et, implicitement, renvoie les travaux historiques existants («la quasi-totalité de l’intelligentsia française, historiens ou non», écrit-il, p. 12), les témoignages des survivants et l’opinion commune du côté de l’irrationalité. Les marques de son rationalisme seraient: «réexaminer l’histoire de la “solution finale”» (p. 11), le doute associé à l’autocritique («comment j’ai pu passer des certitudes qui sont les leurs aux doutes qui sont les miens à présent», p. 12), le «scepticisme» (p. 12), l’humilité du doute sur le doute («il est toujours possible que je me trompe», p. 12) ou l’appel au débat («il faudra bien tenter de me démontrer mon erreur par la discussion, par le débat et non par l’injure, la suspicion ou le procès d’intention», p. 13). Mais dans ce rationalisme de papier, il y a une série de failles.

L’idée principale qui anime cette rhétorique rationaliste, c’est qu’en allant à contre-courant d’une vérité établie, appelée pour jeter le soupçon sur elle, «officielle» («doute de l’historiographie officielle», p. 14, «historiens officiels», p. 24), on est a priori plus proche de la vérité. En quelque sorte, dans leur association, le scepticisme et l’anti-conformisme seraient des garanties de vérité en soi et suffisante. L’individu qui affirmerait, contre toute la communauté des historiens, que Cléopâtre n’a jamais existé, devrait, par la simple vertu de la négation d’un fait reconnu, être considéré à parité avec tous les autres (d’un côté, le négateur et, de l’autre «les historiens officiels») et même bénéficier d’un préjugé plus favorable. Cette idée est elle-même à décomposer en plusieurs présupposés actifs dans les pensées rationalistes de gauche et prenant avec le rictus négationniste une forme dégoûtante.

LES JEUX EXCLUSIFS ET HIÉRARCHISÉS DU DOUTE ET DE LA CERTITUDE

1re dimension: On n’aurait le choix qu’entre le doute et la certitude dans la rhétorique de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, dans une logique du «tout ou rien» qui est aussi oscillation: «passer des certitudes […] aux doutes qui sont les miens à présent» (p. 12) ou «ces doutes, je ne suis pas le seul à les avoir; je les partage avec ceux pour qui ils sont devenus certitudes» (p. 13), c’est-à-dire les gens comme Faurisson. Comme si le doute alimentait une course-poursuite vers une certitude absolue, mais sans arrêt déçue. L’établissement des vérités dans les sciences, et en particulier l’histoire, apparaît moins tranché que dans cette métaphysique du doute et de la certitude. Et le recours à un doute raisonné dans le travail scientifique n’a pas pour effet nécessaire la déstabilisation des vérités antérieurement admises, mais conduit le plus souvent à des reformulations. On n’a pas affaire dans ce cas à un combat entre absolus, où l’un ne pourrait qu’éclipser l’autre. Aujourd’hui, les sciences de l’homme et de la société (dont l’histoire) raisonnent donc de moins en moins en termes binaires: doute absolu ou certitude absolue, erreur absolue ou vérité absolue, mais en termes de degrés de certitude, de degrés de probabilité. Marc Bloch notait déjà, en ce qui concerne le métier d’historien, que «le scepticisme de principe n’est pas une attitude intellectuelle plus estimable ni plus féconde que la crédulité, avec laquelle il se combine aisément dans beaucoup d’esprits un peu simples»18. Il avouait alors que «c’est seulement par simplification que nous substituons quelque fois à un langage de probabilité un langage d’évidence», définissant «la critique historique» comme une façon de «doser le probable et l’improbable»19.

Il s’agit d’une attitude non limitée au seul délire négationniste — qui constitue un dérèglement de cette polarisation cognitive familière — que de voir balancer nos contemporains, en tout cas dans les sociétés occidentales, entre des vérités fermées sur elles-mêmes et un scepticisme radical. Ce faisant, on refuse ce qui est déjà fréquemment le lot des sciences en acte, c’est-à-dire des vérités humaines, donc fragiles, mais des vérités quand même. Dans un climat intellectuel, politique et moral favorisant un relativisme généralisé20, on se doit tout particulièrement de distinguer le juste sens des faiblesses et des lacunes humaines dans la recherche de la vérité et la dissolution catastrophique de toute idée de vérité dans un «tout se vaut». «L’historien, rappelle Pierre Vidal-Naquet, par définition, vit dans le relatif»21, mais arrêtons de penser (pour s’en réjouir ou le regretter) que le relatif est l’opposé du vrai, et finissons par reconnaître que c’est simplement une contrainte dans son émergence. Sortir de ce balancement est un défi qui déborde la seule gauche, même si les déconvenues des anciennes «vérités» du stalinisme lui donnent des formes plus aiguës, entre scepticisme radical et nostalgie de la certitude. D’ailleurs, Jean-Gabriel Cohn-Bendit fait référence au stalinisme comme facteur d’activation de ses doutes («mon antistalinisme me faisant douter de certains documents», p. 14).

2e dimension: Dans le face-à-face supposé exclusif du doute et de la certitude, le doute apparaît chez Jean-Gabriel Cohn-Bendit davantage porteur de vérité que la certitude; l’expérience stalinienne renforçant donc cette disposition22. Le doute est, comme le remarque François-Georges Lavacquerie, le «programme minimum»23 des sectes négationnistes. Le doute se transforme alors en nouvelle forme de certitude, une certitude en négatif, une certitude de la négation: «Rarement sceptique a été autant pétri de certitudes», écrit Gilles Dauvé à propos de Faurisson24. Si cette systématisation du doute est particulièrement activable au sein de l’ultra-gauche, c’est que «le doute fait partie du confort intellectuel des radicaux»25. Toutefois, la prééminence du doute est, antérieurement aux désillusions post-staliniennes et à l’arrogance de l’ultra-gauche, inscrite dans la tradition rationaliste. Elle participe d’une radicalisation assez ordinaire du doute cartésien, lui plus mesuré. Car si Descartes demande, comme première «règle de méthode», de «ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne connusse évidemment être telle […] que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute»26, il nous met ensuite en garde contre l’absolutisation du doute par les sceptiques «qui ne doutent que pour douter, et affectent d’être irrésolus»27.

Relançant l’investigation prudente de Descartes, Wittgenstein met en évidence les limites pratiques du doute comme de la certitude28. Ni la certitude, ni le doute n’apparaissent, pour lui, tout-puissants. Il écrit: «Qui n’est certain d’aucun fait ne peut non plus être certain du sens de ses mots»29 et, ainsi, «Qui voudrait douter de tout n’irait pas même jusqu’au doute. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude»30. Par exemple, «Si le marchand, sans avoir de raison de le faire, voulait examiner chacune de ses pommes pour être tout à fait sûr de son fait, pourquoi ne lui faut-il pas (alors) examiner l’examen lui-même?»31. L’existence des chambres à gaz et du massacre organisé de millions de Juifs ont pour eux suffisamment de témoignages (de victimes et de bourreaux), de documents et de preuves matérielles (avec des différences, voire des divergences, dans la documentation utilisée, son interprétation et le chiffrage du nombre de tués)32, pour revêtir un haut degré de certitude qui ne peut être balayé par les seules prétentions impérialistes du doute. On pourrait dire du génocide perpétré par les nazis et de leur recours aux chambres à gaz, ce que dit Wittgenstein de l’existence de la terre: «Ce que nous appelons preuve historique indique que la terre a existé déjà longtemps avant ma naissance; l’hypothèse contraire n’a rien pour elle»33. Reste, dans la primauté accordée au doute et au scepticisme, une pathologie qui peut se développer à partir d’un certain rationalisme de gauche, aggravée dans une situation politico-intellectuelle caractérisée notamment par des désenchantements politiques successifs et un brouillage des repères, et qui a pris des formes délirantes dans le discours négationniste.

LA VÉRITÉ DU CACHÉ CONTRE LE SENS COMMUN?

3e dimension: Si le doute a une telle force dans la rhétorique de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, c’est qu’il rencontre sous les espèces de la vérité établie, de «l’idéologie», voire de l’opinion commune et du sens commun, et de leur institutionnalisation (ou leur «manipulation») dans une vérité «officielle», quelque chose à laquelle doit nécessairement se confronter la vérité. Aller à contre-courant de «la quasi-totalité de l’intelligentsia française, historiens ou non» (p. 12) et entrer «en opposition à la quasi-totalité de la communauté scientifique des historiens et de l’intelligentsia en général» (p. 15) semble déjà, en soi-même, un indice de vérité. La dérive négationniste a, dans ce cas aussi, des points d’accroche dans la tradition rationaliste qu’elle va déformer. Elle matérialise ainsi un des chemins par lesquels l’absolutisation de préceptes rationalistes peut engloutir le rationalisme.

Un des ingrédients de la mélasse négationniste est la mise en cause, traditionnelle dans les modes de pensée scientifiques, de l’opinion commune, alors érigée en obsession et en garantie de vérité. Chez les rationalistes classiques, Émile Durkheim nous dit, par exemple, qu’à «la base de toute méthode scientifique», il y a cette règle: «Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions»34. «Une expérience scientifique est alors une expérience qui contredit l’expérience commune», renchérit Gaston Bachelard35, pour ajouter: «La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion»36. Certes, tant Durkheim que Bachelard font référence à des procédures réglées d’administration de la preuve scientifique; ce qui les distingue radicalement des discours négationnistes. Pourtant, l’antinomie absolue posée entre vérité et sens commun est susceptible de nourrir les délires négationnistes. Cette exclusivité de la relation entre vérité et sens commun manque le fait que vérité scientifique et sens commun peuvent converger ou que, de manière plus complexe, des éléments du sens commun peuvent être des points d’appui et d’autres des obstacles dans la recherche de la vérité. Cette exclusivité apparaît donc déjà comme une pathologie du rationalisme. Le négationnisme la grossit en en tirant la maxime selon laquelle il suffirait d’aller à contre-courant de l’opinion commune pour avoir raison, ce que ne disent pas, bien entendu, Durkheim et Bachelard.

Dans le discours de Jean-Gabriel Cohn-Bendit marqué par des référents politiques (notamment la revendication d’un «antistalinisme», p. 14), l’opinion commune à prendre à revers a la forme de «l’idéologie»: «Les a priori idéologiques dont Furet montre bien dans Penser la Révolution Française à quel point ils firent, et font toujours, écran à une compréhension de cette période, sont fort significatifs pour notre propos… Quant à l’histoire du IIIème Reich en général et à celle du génocide en particulier, je dis que ces a priori se retrouvent à la puissance N. S’il est “une histoire commémorative”, pour reprendre les termes de Furet, c’est bien celle-là» (p. 23). C’est «l’idéologie» qui nourrirait d’illusions et d’erreurs l’opinion commune (des historiens comme des gens ordinaires). Est-on très loin de la logique d’un «marxisme» mécaniste vite assimilé, pour laquelle il suffirait de critiquer «l’idéologie dominante», expression des intérêts sociaux dominants, pour être dans le vrai? Ce sont en tout cas des ressources cognitives qui sont à disposition, du fait de son parcours politique, de l’ancien militant communiste devenu libertaire.

La dichotomie vérité / expérience commune apparaît particulièrement gonflée par la rhétorique négationniste dans le traitement des témoignages. Le scepticisme est combiné à l’usage douteux d’un positivisme étroit, qui récuse a priori les témoignages comme preuves historiques. «Oubliant» les éléments de preuve bien réels autres que les témoignages («l’existence des chambres à gaz et de l’ordre d’extermination ne reposent que sur des témoignages», p. 25), Jean-Gabriel Cohn-Bendit met en cause la validité scientifique des témoignages, dans le cas particulier du nazisme («Si l’on peut douter de l’existence des chambres à gaz, c’est qu’elle ne tient que sur des récits de témoins (aveux, mémoires, témoignages au procès) et que ces récits sont contradictoires en eux-mêmes et entre eux», p. 26) comme en général («De tous les documents historiques, le témoignage est le moins satisfaisant quand il s’agit de reconstituer un récit vrai», p. 25). Jean-Claude Pressac, un ancien négationniste proche de Faurisson devenu anti-négationniste à la suite du dépouillement d’archives nazies (plans, photographies, «informations techniques» et autres documents), dont celles détenues par les Soviétiques et inaccessibles avant la chute du mur de Berlin, avance un positivisme borné assez analogue à celui de Jean-Gabriel Cohn-Bendit en 1981. Il présente ainsi en 1993 ces documents comme permettant «une reconstitution historique enfin affranchie des témoignages oraux ou écrits, toujours faillibles»37, laissant entendre que le scepticisme et le négationnisme étaient légitimes si l’on ne prenait en compte que les témoignages existants et que les seules preuves décisives étaient les documents «techniques». «Approximation, exagération, omission et mensonge caractérisent la majorité des récits de cette période», généralise-t-il même dans un entretien avec Valérie Igounet de juin 199538.

Là aussi on tend à retomber dans une logique du «tout ou rien». «Que le matériel engrangé à Nuremberg ne soit pas toujours de très bonne qualité, c’est certain. Qu’il y ait un tri à faire est évident, mais ce n’est pas trier que de rejeter en bloc», rétorque Vidal-Naquet aux positivistes intégristes39. C’est contre de tels excès positivistes écrasant et disqualifiant a priori la parole des rescapés des camps qu’a réagi également Yannis Thanassekos, directeur de la Fondation Auschwitz de Bruxelles40. Selon lui, «il y a longtemps déjà que la croyance en la possibilité d’extraire de la carrière des Archives, les “faits bruts” et les “vérités factuelles” — comme on extrait des pierres, une par une et bien taillées — […] s’est montrée pour ce qu’elle était: une simple et naïve croyance précisément. L’étude du phénomène concentrationnaire et génocidaire nazi ne peut que confirmer et enrichir la critique épistémologique de certaines présuppositions méthodologiques étriquées qui ont fait, il y a un siècle déjà, la gloire du positivisme historique»41. Cela suppose notamment, dans l’étude critique des témoignages des survivants, «de déplacer le critère de démarcation: de la vérité ou de la fiabilité factuelles des informations obtenues à la véracité des significations que nous communique leur contenu»42. Une voie s’esquisse alors entre l’absolutisation des «preuves matérielles» et les vertiges relativistes que certains attachent aux témoignages.

4e dimension: En traquant, derrière «l’histoire telle qu’elle nous est présentée» (p. 11), «l’historiographie officielle» (p. 14 et 24), le «discours admis» (p. 14) et «les a priori idéologiques» (p. 23), une supposée «vérité» supérieure, Jean-Gabriel Cohn-Bendit entonne un air connu. Cette quête du caché est d’ailleurs fréquemment nouée à l’invalidation de l’expérience commune à travers l’activité de démystification. Comme l’a montré Alain Bihr, une version pauvre de «l’idéologie» la réduit souvent, dans la rhétorique d’ultra-gauche, au mensonge43. C’est dans cette perspective que la démystification peut déboucher sur la figure du «complot»; figure simplement sous-jacente dans le texte concerné, avec l’équivalence affichée positivement entre «scepticisme» et «suspicions» (p. 12)44. On a là un schéma classique, en particulier mais non exclusivement dans l’extrême-gauche et l’ultra-gauche: «L’itinéraire obligé de la lucidité conduit de la surface vers la profondeur, du fait arbitraire à la souterraine volonté qui l’habite»45. Les «automates du soupçon»46 sont comme des poissons dans l’eau au sein de cette vision policière de l’histoire47. Or, «l’obsédé de la vérité cachée s’intéresse autant, sinon davantage, au caché qu’à la vérité»48. Et il finit même par confondre caché et vérité, à faire du caché une garantie nécessaire de la vérité.

La double priorité accordée au caché et à la démystification, souvent exacerbée dans l’extrême-gauche et l’ultra-gauche, a également des points d’insertion plus large dans la tradition rationaliste, là aussi la déformant. On voit, encore une fois, comment une absolutisation de postures rationalistes peut tuer le rationalisme. «Il n’y a de science que de ce qui est caché», a écrit Bachelard visant les sciences naturelles49. Du côté également des sciences sociales, Luc Boltanski a mis en évidence, mais là de manière critique, la prégnance d’une posture similaire: «L’assimilation de l’activité scientifique à une opération de dévoilement des illusions peut être attestée, sous des formes diverses, dans les œuvres de Marx, Durkheim, Weber et Pareto, chez qui les illusions sociales sont désignées par des termes différents — idéologies, prénotions, représentations, croyances, résidus, etc.»50. Certes, les sociologies critiques se sont prémunies contre les facilités du recours au schème «de la “manipulation” ou du “complot” qui, reposant en définitive sur l’illusion de la transparence, a la fausse profondeur d’une explication par le caché»51. Mais elles tendent souvent à une forme d’exclusivité du dévoilement du caché dans des formules plus sophistiquées comme celle d’«orchestration sans chef d’orchestre», non intentionnelle car accordée à des mécanismes sociaux objectifs. Il ne s’agit pas de nier les acquis bien réels d’un tel travail de dévoilement, dans les sciences naturelles comme dans les sciences sociales, mais d’interroger sa prétention à l’exclusivité. Ainsi l’exclusivité du que dans la formule bachelardienne n’enferme-t-elle pas déjà les germes d’une pathologie rationaliste, décuplée alors et dévoyée dans le délire négationniste?

«Le plaisir délicieux de connaître le dessous des cartes»52, pour des militants d’ultra-gauche, est susceptible de rejoindre «le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux idéaux pour les voir se casser le nez» ou «goût de la désillusion», propre à un certain esprit scientifique décrit par Robert Musil53. Pour l’écrivain, également philosophe des sciences, «la voix de la vérité est toujours accompagnée de parasites assez suspects» de ce type54. Dans le cas du négationnisme, elle est complètement recouverte par ces parasites. Dans ce qui se vit comme des «avant-gardes» intellectuelles, artistiques et / ou politiques, les attraits de la désillusion peuvent également rencontrer, dans les jeux troubles avec ce qui est appréhendé comme des «tabous» (du génocide des Juifs à la pédophilie55), un plaisir de la profanation. Pour sortir de l’exclusivisme du caché et s’émanciper de ses plaisirs, Wittgenstein tordait le bâton dans l’autre sens, nous permettant de saisir un autre aspect inaperçu: «Les choses sont immédiatement là devant nos yeux, aucun voile ne les recouvre»56. Et pourtant, «Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux»57. Une définition plus prudente et ajustée de la démarche rationaliste, afin de mieux maîtriser de possibles dérapages, devrait pouvoir compléter la logique de dévoilement du caché par le paradigme de «la lettre volée», qu’on ne voit pas non parce qu’elle est cachée mais paradoxalement parce qu’elle est mise en plein sous nos yeux58. C’est sous une telle lumière que la vérité du nazisme piétinée par le négationnisme peut mieux nous apparaître, selon Hans Jonas: «lorsque nous regardons avec horreur les photographies de Buchenwald, les corps ravagés et les visages distordus, la mutilation de l’humanité réduite à la chair, nous refusons l’idée consolatrice qu’il ne s’agirait là que d’une apparence dont la vérité serait ailleurs: nous sommes confrontés à la terrible vérité que l’apparence est la réalité, et qu’il n’y a rien de plus réel que ce qui apparaît là»59.

CRITIQUE SCIENTIFIQUE OU LIBERTÉ ILLIMITÉE DES OPINIONS?

5e dimension: Si Jean-Gabriel Cohn-Bendit use d’une certaine rhétorique «scientifique» (par exemple en réclamant «la “discutablité” d’un point de l’histoire ou d’un problème scientifique quelconque», p. 20, ou en affirmant que les chiffres du génocide — «ni ceux des historiens officiels, ni ceux des “révisionnistes”» mis sans scrupules sur le même plan — "ne reposent sur aucune base scientifique sérieuse», p. 24), il tend à confondre science et opinion, procédures réglées et raisonnées de débat scientifique et expression de simples convictions. «Les idées se combattent avec les idées» (p. 19), martèle-t-il, comme si, justement, il ne s’agissait que d’«idées». Dans une logique démocratique, les opinions de chaque citoyen pèsent en principe le même poids. Par contre, dans les sciences, toutes les «idées» ne se valent pas a priori. La boucle des confusions de ce négationniste libertaire est bouclée: n’importe quel doute ou «idée» n’a pas la possibilité de déstabiliser une vérité scientifique, comme ça, par sa simple expression. Au-delà même de l’arrogance négationniste, cette assimilation entre débat démocratique et débat scientifique, cette incompréhension des différences entre égalité démocratique et hiérarchisations scientifiques contribuent aussi, comme le scepticisme systématique, au relativisme généralisé qui menace notre époque.

Enfin, Jean-Gabriel Cohn-Bendit nous assène que, «sur les “faits”, ordre d’Hitler, chambres à gaz, chiffres», il n’est «pas loin de penser que les révisionnistes ont raison» (p. 24), tout en se démarquant d’eux en reconnaissant le mouvement d’extermination des Juifs mais «sans chambre à gaz, sans ordre d’extermination, simplement avec un ordre de déportation dans des ghettos, des camps tous lieux de mort» (p. 27). Pour donner plus de légitimité à cette reconstruction fantaisiste de l’histoire, il recourt à un procédé obscène: la proximité, en tant que Juif, avec les victimes («mon passé de Juif, fils d’émigrés, élevé dans des maisons d’enfants juifs», p. 15; «comme Hitler le fit jadis pour mon père», p. 17; «un Juif libertaire», p. 18, «moi, Juif d’extrême-gauche», p. 20) censé donner des gages supplémentaires de vérité dans la négation d’une partie du crime. «Vous voyez bien, puisqu’un Juif vous le dit…», entonnèrent alors, ravis, les négationnistes!

Le parcours que nous avons effectué dans ce texte négationniste de 1981 de Jean-Gabriel Cohn-Bendit qui, depuis, a rompu avec ces délires, a porté au jour une «inquiétante familiarité», selon l’expression de Finkielkraut60, du négationnisme d’ultra-gauche. Il nous a permis de décrypter des ficelles du discours négationniste, mais aussi d’interroger des pathologies intellectuelles, habituellement non délirantes, du rationalisme et de la gauche. Mais si Jean-Gabriel Cohn-Bendit met en cause aujourd’hui les divagations négationnistes, il reste non critique vis-à-vis de ces pathologies plus ordinaires, puisqu’il s’en sert, dans son communiqué du 12 mars 1992, comme excuse ("Mon scepticisme viscéral, mon refus d’accepter que des thèmes ou des sujets soient tabous […] m’ont en effet fait envisager l’hypothèse que l’on pouvait douter de l’existence des chambres à gaz»). Cela ne signifie pas que ces pathologies mènent nécessairement au négationnisme, mais seulement qu’elles s’y trouvent enflées. En ce sens, le négationnisme nous apprend que des usages obsessionnels et incontrôlés de schémas empruntés au rationalisme sont susceptibles d’anéantir le rationalisme. La critique du négationnisme peut avoir une composante auto-critique, au service d’un renouveau du rationalisme, se battant sur deux fronts: 1o) le refus de la dissolution relativiste de la notion de vérité scientifique, et 2o) la prise en compte des faiblesses et des fragilités propres à la recherche de cette vérité.


Notes.

1. Cf., en particulier, pour une vue historique d’ensemble, Valérie Igounet Histoire du négationnisme en France, Le Seuil, 2000, ainsi que dans des orientations opposées: collectif Libertaires et «ultra-gauche» contre le négationnisme, préface de Gilles Perrault, Reflex, 1996, et Alain Bihr et al. Négationnistes: les chiffonniers de l’histoire, Villeurbanne, Golias et Paris, Syllepse, 1997; le premier se présentant comme une «autocritique» d’un compagnonage avec le faurissonisme par des militants d’ultra-gauche et certains auteurs du second dénonçant ce qui serait une «fausse rupture» des premiers avec le négationnisme.

2. Gilles Dauvé, «Bilan et contre-bilan», dans Libertaires et…., op. cit., pp. 81-82.

3. Cf. Georges Fontenis «L’étrange parcours de Paul Rassinier», et Thierry Maricourt, «Les curieux appuis libertaires du nihilisme brun», dans Négationnistes: les chiffonniers…., op. cit.

4. Cf. Valérie Igounet, op. cit., p. 252.

5. Dans L’Anti-Mythes, no 25.

6. Cf. Valérie Igounet, op. cit., p. 266.

7. Cf. «Jean-Gabriel Cohn-Bendit s’explique», Libération, 12.03.1992, et Jean-Louis Saux, «M. Jean-Gabriel Cohn-Bendit dément avoir soutenu les thèses révisionnistes», Le Monde, 13.03.1992.

8. Repris dans Jean-Louis Saux, art. cit.

9. Alain Finkielkraut, L’avenir d’une négation. Réflexion sur la question du génocide, Le Seuil.

10. Émile Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique,(1984), Puf, coll. «Quadrige», 1981, p. 49.

11. Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, 1982, p. 349.

12. Cf. Philippe Corcuff, Éric Doidy et Domar Idrissi, «S’émanciper des langues de bois: originalité du langage zapatiste», dans Club Merleau-Ponty La pensée confisquée. Quinze idées reçues qui bloquent le débat public, La Découverte, 1997.

13. Remarque de 1944, reprise dans Remarques mêlées, Mauvezin, Trans-Europ-Repress bilingue, 1990, p. 60.

14. Dans «Du passé ne faisons pas table rase!» et dans «Les mésaventures du sectarisme révolutionnaire», dans Négationnistes: les chiffonniers…., op. cit.

15. Serge Quadruppani «Quelques éclaircissements sur La Banquise», dans Libertaires et…., op. cit., p. 72.

16.«Les mésaventures…», op. cit., p. 107.

17. Sur ce point, voir Alain Bihr, «Les mésaventures…», op. cit., p. 105, et surtout Valérie Igounet, op. cit., pp. 186, 194-197, 281, 284-288 et 486-488.

18.Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien (manuscrit inachevé écrit vers 1941-1943), Armand Colin, 1974, pp. 63-64.

19.Ibid., p. 101.

20. Je pense, comme Alain Bihr (dans «Du passé…», op. cit., pp. 22-23), que les excès relativistes de «l’esprit du temps» favorisent la gangrène négationniste.

21.«Thèses sur le révisionnisme», (1985), repris dans Les Assassins de la mémoire, La Découverte, 1987, p. 131.

22. Il écrit également dans Libération du 5 mars 1979: «il est long le chemin qui, du jeune communiste, opposant en 1956, m’a mené, ma dose de scepticisme augmentant à chaque étape, à des idées libertaires en passant par le trotskysme, l’ultra-gauche».

23. Dans «L’ultra-gauche dans la tourmente révisionniste», dans Libertaires et…., op. cit., p. 45.

24.«Bilan et contre-bilan», op. cit., p. 92.

25.Ibid., p. 54.

26.Discours de la méthode (1637), 10-18/UGE, 1951, p. 46.

27.Ibid., p. 57.

28. Dans De la certitude (manuscrit inachevé, rédigé vers 1949-1951), Gallimard, 1976.

29.Ibid., § 114, p. 53.

30.Ibid., § 115, p. 53.

31.Ibid., § 459, pp. 111-112.

32. Cf., entre autres, en langue française à l’époque du texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit, les écrits de Pierre Vidal-Naquet repris dans Les Assassins de la mémoire (textes publiés entre 1980 et 1987), op. cit., et de Georges Wellers Les chambres a gaz ont existé - Des documents, des témoignages, des chiffres, Gallimard, 1981; et, par la suite, ceux de Eugen Kogon, Hermann Langbein et Adalbert Rückerl Les chambres à gaz secret d’État (1983), Minuit/Seuil, 1987, de Raul Hilberg La destruction des Juifs d’Europe (1985), Fayard/Gallimard, 1991, et de Jean-Claude Pressac Les crématoires d’Auschwitz - La machinerie du meurtre de masse, CNRS Éditions, 1993.

33.De la certitude, op. cit., §190, p. 65.

34.Les règles…., op. cit., p. 31.

35.La formation de l’esprit scientifique (1938), Vrin, 1983, p. 10.

36.Ibid., p. 14.

37. Dans Les crématoires d’Auschwitz, op. cit., p. 2.

38.«Entretien avec Jean-Claude Pressac», dans Histoire du négationnisme en France, op. cit., pp. 651-652.

39.«Un Eichmann de papier» (1980), op. cit., p. 48.

40. Dans «Positivisme historique et travail de mémoire - Les récits et les témoignages des survivants comme source historique», Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz (Bruxelles), no 36-37, avril-septembre 1993.

41.Ibid., p. 19.

42.Ibid., p. 27.

43.«Les mésaventures…», op. cit., pp. 110-113.

44. On suit Alain Finkielkraut (op. cit., pp. 19-20) quand il suggère que le négationnisme n’est pas nécessairement lié à l’antisémitisme (comme le montre le cas du texte de Jean-Gabriel Cohn-Bendit), mais qu’il existe des passerelles entre les deux; ce faisant, une de ces passerelles, sur le plan proprement intellectuel, est justement la figure du complot, à travers la réactivation du mythe du «complot juif» (voir Valérie Igounet, op. cit., pp. 26-28, 296-297 et 457-488).

45. A. Finkielkraut, op. cit., p. 79.

46.Ibid., p. 96.

47. La figure du complot, sous la forme d’une mise en cohérence intentionnelle trop parfaite d’une diversité d’actes et de personnes, n’est pas non plus absente de certaines critiques du négationnisme, comme celles de Didier Daeninckx (cf. «L’obscène alliance des contraires» et «Le jeune poulpe et la vieille taupe: chronologie d’un combat des profondeurs» dans Négationnistes: les chiffonniers…., op. cit.), ce qui fragilise des démonstrations au service d’un juste combat.

48. Gilles Dauvé, op. cit., p. 91.

49. Dans Le rationalisme appliqué, PUF, 1949, p. 38.

50. Dans L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, 1990, p. 41.

51. Dans Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron Le métier de sociologue (1968), La Haye, Mouton et Paris, E.H.E.S.S., p. 39.

52. François-Georges Lavacquerie, op. cit., p. 50.

53. Dans L’homme sans qualités, tome 1, Le Seuil, 1956, pp. 363-364.

54.Ibid.

55.«Tabou» également «bousculé» par des négationnistes d’ultra-gauche (voir les éléments présentés par Didier Daeninckx, dans «Le jeune poulpe et…», op. cit., pp. 172-173).

56. Remarque de 1930, reprise dans Remarques mêlées, op. cit., p. 17.

57. Remarque de 1940, Ibid., p. 55.

58. Voir «La lettre volée» d’Edgar Poe (1845), dans Histoires extraordinaires, Le Livre de Poche/LGF, 1972.

59. Dans Entre le néant et l’éternité (textes publiés entre 1962 et 1987), Belin, 1996, p. 111.

60.op. cit., p. 85.

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