Droit et Négationnisme

Extraits d’un article de Michel Troper

«La loi Gayssot et la constitution», Annales, HSS, 54(6), novembre-décembre 1999


Dans son étude démontrant la constitutionnalité de la loi Gayssot, Michel Troper fait un certain nombre de constatations tellement évidentes qu’elles n’avaient que rarement été exprimées aussi clairement auparavant. En préambule, rappelons que le négationnisme est un discours de la falsification véhiculant un message violemment antisémite cherchant à réhabiliter le régime nazi, que les falsifications négationnistes, si elles s’énoncent en une phrase, en nécessitent souvent dix fois plus pour une réfutation rigoureuse et complète. La lecture des pages de ce site permet de s’en faire une idée. C’est dans le contexte de ces trois évidences — caractère mensonger, caractère pervers du discours négationniste, tentative de réhabilitation du nazisme — que nous présentons des extraits significatifs de l’article de Michel Troper (quelques passages ont été mis en gras par l’auteur de cette page).


Nul ne conteste cette évidence que la loi Gayssot limite la liberté d’expression. Si la liberté d’expression était absolue et s’il existait un principe prohibant toute espèce de limitation, on pourrait en rester là, mais ce n’est nullement le cas et toute limitation n’est pas nécessairement illégitime.

[...]

On peut partir d’une constatation simple: non seulement la constitution française n’interdit pas au législateur de limiter la liberté d’expression, mais ses textes fondateurs n’en énoncent le principe qu’en précisant qu’elle ne peut s’exercer que dans certaines limites. Ainsi l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme qui fait partie du bloc de constitutionnalité, énonce:

Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Cette disposition établit donc une distinction entre les opinions et leur manifestation. Les opinions sont libres, ce qui interdit toute discrimination à raison des croyances. Par contre, leur manifestation ne doit pas troubler l’ordre public. La manifestation des opinions est d’ailleurs traitée de manière plus spécifique, sous le nom de liberté de communication, à l’article 11:

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

[...]

La responsabilité n’est donc pas une limite externe au principe [de la liberté d’expression]; elle en fait partie : le principe est la liberté de s’exprimer dans certaines limites. En d’autres termes, on ne doit pas dire que le principe connaît des limites ou des exceptions, mais que, en France, la garantie de la liberté d’expression est dans le type des limites qui lui sont fixées par la Déclaration des droits : d’une part il n’y aura pas de contrôle préalable, c’est-à-dire pas de censure, ni de régime d’autorisation pour publier un livre ou un journal, mais la loi devra organiser — et devrait se borner à cela — ce qu’on appelle un régime répressif, c’est-à-dire la responsabilité pénale ou civile pour abus de la liberté de communication.

[...]

Cette idée que la liberté d’expression n’est ni absolue ni illimitée est reprise par tous les textes juridiques modernes. Ainsi l’article 5 de la loi fondamentale allemande ou l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Il faut d’ailleurs remarquer qu’il ne pourrait pas en être autrement, car ce qu’on appelle liberté d’expression n’a pas d’existence en dehors du droit; elle ne consiste qu’en un complexe de normes juridiques. Dès lors qu’elle est établie par le droit, qu’elle fait l’objet d’une définition juridique, comme un ensemble de pouvoirs de faire, elle prend place dans le système général des libertés et il faut bien que soient déterminées les conditions dans lesquellles elle peut être exercée et par conséquent limitée. Le principe de la liberté d’expression consiste ainsi non pas dans l’absence de limites, mais simplement dans l’interdiction de fixer des limites trop étroites et surtout dans l’idée qu’elles ne doivent être déterminées que par la loi.

De fait, tous les systèmes juridiques limitent la liberté d’expression.

[...]

Il y a ainsi des lois pour punir les écrits portant atteinte à un secret qui doit être préservé (le secret professionnel ou celui qui intéresse la défense nationale), ceux qui causent directement un dommage à un particulier (la diffamation ou l’injure)...

[...]

De même sont réprimés des écrits qui provoquent ou sont susceptibles d’inciter à la commission de crimes, quelquefois même s’ils ne sont pas suivis d’effet (meurtres, pillages, incendies, crimes contre la sûreté de l’État). Enfin est punie l’expression d’opinions, si cette expression constitue une provocation indirecte à des actes criminels. Ainsi, les écrits qui peuvent provoquer des sentiments de nature à faire commettre des actes criminels, ceux qui incitent à la haine raciale. La loi qui réprime la négation des crimes nazis n’est donc qu’une limitation parmi d’autres de la liberté d’expression. Toutes les limitations précédentes son présumées conformes au principe même de cette liberté tel qu’il a été accepté par le droit français.

[...]

On peut d’abord voir la liberté d’expression comme un instrument au service de la vérité. [...] Afin d’établir la vérité, il faut examiner et comparer toutes les thèses, aussi bien les mieux établies que celles qui paraissent les plus étranges. Même si toutes les idées ne sont pas justes, le public saura à terme faire la différence, car il a plus de chances de parvenir à la vérité si tous les arguments ont été échangés et infiniment moins si le pouvoir politique a entrepris d’exposer une vérité officielle.

La faiblesse essentielle de cette conception, outre que plusieurs des opinions qu’on cherche à protéger ne sont pas susceptibles d’être vraies ou fausses, est qu’elle présuppose une confiance absolue dans la capacité du public à discerner les théories vraies et qu’elle néglige le fait qu’il peut conduire son jugement de façon irrationnelle. C’est donc sur le fondement d’une hypothèse contraire que la liberté d’expression est limitée dans certains domaines. La diffamation, la publicité mensongère, la publicité pour certains produits comme l’alcool ou le tabac, sont réprimées ou limitées parce qu’elles peuvent durablement tromper le public ou en tout cas assez longtemps pour que le mal soit fait.

[...]

... l’expression d’une théorie raciste ne se confond pas avec un injure raciste. Celle-ci peut certes reposer sur une théorie raciste et consister d’ailleurs en partie dans l’expression de cette théorie, mais elle s’en distingue en ce qu’elle est proférée avec l’intention de blesser et qu’elle peut y parvenir. Elle est donc interprétée comme un acte et réprimée comme telle en raison de causalité avec d’autres actes.

[...]

C’est ce qui explique le traitement de l’injure : sans doute y a-t-il des cas où la victime n’en ressent aucune souffrance. Néanmoins, le législateur suppose qu’un individu moyen en souffre — la souffrance présente alors un caractère objectif — et surtout que l’injure est de nature à entraîner d’autres conduites, des actes de discrimination ou de violences physiques.

Les intérêts individuels apparaissent donc dignes de protection dès lors que l’atteinte qui leur est portée par l’expression de certaines opinions se combine avec une atteinte à l’intérêt collectif que la Déclaration des droits de l’homme appelle l’ordre public.

[...]

Le Conseil constitutionnel, s’il avait été saisi, aurait vraisemblablement recherché un tel fondement de la liberté d’expression dans quelques textes essentiels. Le premier est cette disposition de la Déclaration des droits de l’homme, qui fait de la liberté d’expression «l’un des droits les plus précieux de l’homme» et qui en tire la conséquence que chacun doit pouvoir s’exprimer librement. Cependant, ni les textes de la Déclaration des droits, ni les textes préparatoires ne permettent de dire pourquoi ce droit est précieux. Il s’agit pour les rédacteurs d’une évidence. En d’autres termes, cette liberté trouve en elle-même son propre fondement et elle n’a pas d’autre fin que l’exercice d’un droit naturel et l’épanouissement personnel de ceux qui en jouissent. Mais il est alors clair que le souci de préserver les satisfactions personnelles que les auteurs négationistes ou leurs lecteurs pourraient retirer de ces écrits, doit, comme on l’a vu, céder devant d’autres droits non moins précieux. Une liberté ainsi fondée trouve rapidement ses limites, soit dans les droits d’autrui, soit dans les nécessités de l’ordre public.

[...]

On peut considérer en effet que si la loi de 1881 a organisé la liberté d’expression — dans le même temps qu’elle organisait les pouvoirs publics, l’enseignement, la citoyenneté — c’est qu’elle reconnaissait la nécessité de ce principe dans l’entreprise de fondation de la république. La liberté d’expression avait ainsi incontestablement aux yeux des législateurs de 1881 pour fonction de permettre le fonctionnement d’une république démocratique. Cependant il serait difficile de justifier sur ce fondement la liberté d’expression des négationistes, car nul ne prétend que ces écrits contribuent au débat démocratique ou même que le fonctionnement du système politique serait perturbé du fait de leur interdiction.

[...]

[Les] adversaires libéraux [de la loi Gayssot] paraissent se rattacher à une conception proche de celle du libre marché des idées, quand ils s’affirment capables de réfuter efficacement les thèses négationistes.

La validité de cet argument est cependant surbordonnée à la probabilité que la réfutation présentée par des historiens sérieux soit non seulement scientifiquement irréprochable, mais qu’elle soit également de nature à séduire le public. Or, il se peut que, en dépit de toutes les réfutations scientifiques, les thèses négationistes, comme beaucoup de préjugés, conservent un fort pouvoir de séduction.

On peut sans doute soutenir que la loi Gayssot permet aux écrivains négationistes d’apparaître comme des victimes et de laisser croire qu’ils énoncent une vérité que le pouvoir cherche à tout prix à cacher.

Mais, à l’inverse, argumenter contre eux peut donner à penser que leurs thèses méritent la discussion et sont de nature scientifique, sans compter que l’appel à des arguments irrationnels peut également persuader un public mal préparé.

[...]

D’un point de vue juridique, on peut seulement dire que si la liberté d’expression est conçue comme un instrument au service de la vérité, alors elle peut être limitée à deux conditions : d’une part, si, en raison de la nature ou de la technicité des questions en jeu, il est plus probable qu’elle soit au service du mensonge  d’autre part, si une croyance généralisée dans des thèses mensongères est susceptible d’avoir des conséquences sociales néfastes.

[...]

Même dans une communauté scientifique, toutes les thèses erronées ne font pas l’objet d’une réfutation systématique, conformément aux méthodes de la recherche scientifique. Une université n’examinerait même pas la candidature d’un prétendu historien qui soutiendrait que Napoléon a gagné la bataille de Waterloo. La commission saisie écarterait immédiatement le dossier, sans le discuter et sans chercher à réfuter les thèses du candidat, parce qu’elle présumerait qu’elle sont fausses.

Il y a ainsi, dans tout groupe social, des thèses présumées fausses et c’est cette présomption qui sert de fondement à certaines conduites : recruter des candidats, accorder des diplômes. Ces présomptions sont adoptées spontanément. Elles expriment un consensus sur la méthode scientifique et permettent un gain de temps.

Les présomptions établies par le législateur remplissent des fonctions différentes. Il peut s’agir de maintenir ou d’obtenir la cohésion sociale, lorsqu’on fait figurer l’éducation civique dans les programmes scolaires, ou encore de préserver la santé publique quand on interdit certains messages publicitaires. Si les fabriquants de cigarettes n’ont pas le droit de soutenir dans leurs messages publicitaires que le tabac est inoffensif et si l’on ne s’en remet pas aux scientifiques sérieux du soin d’établir la vérité, c’est que le législateur estime que le public pourrait être plus facilement séduit par les premiers que convaincus par les seconds. Il peut s’agir encore de réduire le pouvoir d’appréciation des tribunaux.

Les adversaires libéraux de la loi Gayssot font valoir à juste titre qu’il n’appartient pas aux tribunaux d’établir la vérité historique, mais cet argument apporte en réalité à cette loi une justification supplémentaire, car elle évite précisément aux juges de jouer un rôle pour lequel ils ne sont pas qualifiés. C’est au contraire, en l’absence d’une telle loi que les procès faits aux écrivains négationistes pourraient conduire les juges à examiner si ces thèses sont mensongères.

C’est ce qui ressort clairement de l’exemple canadien. L’article 181 du code criminel punit celui qui publie volontairement une déclaration, un récit ou des nouvelles qu’il sait être faux. Avant de condamner, il faut donc établir : a) si ces récits ou nouvelles étaient bien faux; b) si leur auteur avait conscience qu’ils étaient faux. Pour établir a), le tribunal doit donc se faire historien.

La loi Gayssot, elle, fait des écrits négationistes un délit que le tribunal doit sanctionner sans avoir à établir au préalable que ces écrits sont mensongers. L’incrimination résulte ainsi d’une présomption établie par le législateur. Le recours à cette technique classique est tout à fait habituel.

[...]

La première de ces techniques [la modification des termes de la loi interprétant une loi précédente] a été employée lorsqu’a été élaborée le délit de provocation à la haine raciale. Un décret du 21 avril 1939, dit loi Marchandeau, avait créé les incriminations d’injures et de diffamation raciales. Ce texte, abrogé par Vichy, avait été rétabli à la Libération, mais s’était révélé insuffisant, car il ne permettait pas de condamner ceux qui, sans proférer d’injures et sans se livrer à la diffamation, pouvaient par leurs écrits réaliser des actes de propagande raciste. D’où la loi du 1er juillet 1972, qui ajoute à la loi de 1881 sur la presse un article 23 punissant la provocation à la haine ou à la discrimination raciale.

Mais là encore,les auteurs d’écrits révisionistes pouvaient échapper aux condamnations, dès lors qu’ils se bornaient, en apparence, à nier le génocide, sans exprimer ouvertement des sentiments de haine à l’égard des juifs. Comme le déclarait à l’Assemblée nationale le garde des sceaux,

[...] les auteurs des écrits pseudo-historiques ont appris toutes les subtilités de la loi sur la presse et s’entendent fort bien à donner à leurs écrits malfaisants une résonance raciste qui échappe malgré tout à la loi pénale.

Par la loi Gayssot, le Parlement a donc institué une présomption. En punissant la négation du génocide des mêmes peines que l’incitation à la haine raciale, il présume qu’elle est un acte équivalent parce qu’il est de même nature et qu’il porte comme lui atteinte à des intérêts qui doivent être protégés.

Une première conclusion s’impose : il est impossible de découvrir dans les principes du droit public français ce qui pourrait fonder une éventuelle liberté de publier des thèses négationistes [...]

[...]

[...] le législateur peut considérer que le bon fonctionnement du système démocratique constitue un intérêt fondamental digne d’être protégé contre certains usages de la liberté d’expression. Il peut estimer que l’expression de certaines thèses peut inciter à des crimes qui, par leur nature même, mettent en danger la démocratie. Il en est ainsi de celles qui incitent à la haine raciale ou qui, parce qu’elles nient la réalité de ses crimes, font une apologie indirecte du nazisme et peuvent ainsi contribuer à mettre en péril la démocratie et l’ensemble des libertés.

En d’autres termes, ces thèses peuvent menacer un intérêt jugé, comme la liberté d’expression elle-même, l’un des biens les plus précieux de l’homme. Elles le menacent d’ailleurs non par leur simple expression, mais par les actes auxquels elles peuvent conduire et avec lesquels elles forment un tout.

[...]

Il faut souligner avant tout que la loi Gayssot punit l’opinion négationiste ou même toute expression de cette opinion. Cette expression ne constitue un délit que si elle est faite par l’un des moyens énumérés dans la loi, c’est-à-dire dans l’espace public. En d’autres termes, c’est seulement la diffusion de cette opinion qui est punie, parce que, plus qu’une opinion, elle est alors un acte susceptible de produire des effets indésirables.

De même que crier «au feu» dans une salle bondée, n’est pas puni comme un mensonge, mais comme une action dangereuse, le négationisme n’est pas incriminé en tant qu’expression d’une opinion mensongère, mais en tant que mensonge qui fait partie d’une campagne de propagande antisémite. [...]

[...]

Il est toujours difficile de démontrer un lien de causalité directe entre l’incitation à un crime quelconque et sa réalisation. C’est la raison pour laquelle la plupart des systèmes juridiques font de l’incitation au crime un délit spécifique, même si elle n’est pas suivie d’effets. Autrement dit, le législateur présume que l’incitation est néfaste en raison des effets qu’elle est susceptible de produire, même si elle ne les produit pas toujours.

Le même raisonnement vaut pour l’incitation indirecte au crime que constituent l’apologie du crime ou l’incitation à la haine et pour cette forme d’incitation à la haine qui résulte des écrits négationistes.

[...]

[...] il existe une spécificité non du génocide des juifs mais de la négation de ce génocide. Elle s’inscrit dans un mouvement antisémite et antidémocratique, qui n’a pas cessé avec le génocide lui-même, et elle l’alimente. Si elle constitue une incitation à la haine, c’est en cherchant à accréditer l’idée que le génocide est un mythe dont la fabrication est entièrement due à la perversité et à l’avidité des juifs.


Extraits de
Michel Troper, «La loi Gayssot et la constitution», Annales, Histoire, Sciences Sociales, 54(6), novembre-décembre 1999.

Michel Troper est politologue, professeur de droit public à l’Université de Paris X-Nanterre et membre de l’Institut Universitaire de France.

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15/02/2000