Une loi contre l’antisémitisme militant

par Jean-Claude Gayssot et Charles Lederman

Le Monde, 26 juin 1996, page 14

L’extrême droite a fait de la loi de 1990 une de ses cibles privilégiées, d’autant plus que son chef ne supporte pas d’avoir été condamné sur le fondement de ce texte


Il y a près d’un quart de siècle, l’Assemblée nationale adoptait à l’unanimité (le juillet 1972) la loi qui créait les infractions de discrimination en raison de la race, de la religion, de la nation, de l’ethnie et de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale. Ainsi l’un des fléaux les plus détestables de la société française le racisme cessait-il d’être tenu pour une opinion comme une autre: il devenait un délit puni par la loi.

Face à la recrudescence du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie, cette loi s’est révélée insuffisante.

Plusieurs associations et des personnalités d’horizons divers ont alors souhaité qu’elle soit complétée. La majorité du Parlement en a convenu et a adopté celle du 30 juin 1990, qui, dans plusieurs domaines, renforce l’efficacité du texte initial, toujours en vigueur.

Nous ne traiterons ici que d’un seul aspect qui fait actuellement l’objet d’une controverse: la réponse au négationnisme des crimes contre l’humanité perpétrés par les nazis.

Aucun doute ne doit subsister. Pour notre part, ce qui nous anime, c’est la lutte contre l’antisémitisme militant et revanchard que constitue le négationnisme. Plus on s’éloignera de l’époque ou ces crimes ont été commis, de leur révélation, de la disparition des victimes et des témoins, plus il risque d’être dangereux.

Sur proposition du gouvernement de l’époque, un amendement a été adopté qui fixe des peines à l’encontre de ceux qui «auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du Tribunal militaire international» de Nuremberg.

Cet amendement, devenu l’article 24 bis de la loi, introduit la référence au Tribunal international qui ne figurait pas dans la proposition initiale déposée par le groupe communiste. Dans l’esprit du gouvernement d’alors, il s’agissait de donner une référence et de rappeler une définition précise de la notion de «crimes contre l’humanité» en reprenant celle des statuts du Tribunal international de Nuremberg, c’est-à-dire: «l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes les populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal ou en liaison avec ce crime».

S’agissait-il d’établir une «vérité d’État», une «vérité officielle» ? Question fondamentale pour tous les démocrates qui, comme nous, considèrent les libertés, leur développement dans toute la société et pour tous les individus comme le critère décisif de toute avancée de civilisation. Question cruciale aussi, compte tenu de ce qui s’est passé à l’Est et ailleurs. Dès le débat à l’Assemblée nationale, le problème n’a pas été éludé. Qu’il soit permis à l’un des signataires de ce texte de se citer: «Ne prenons-nous pas le risque ici de valider de manière insidieuse une conception officielle de l’Histoire ?» Si tel était le cas, évidemment, l’amendement ne serait ni recevable ni même concevable à nos yeux. Mais de quoi s’agit-il ? S’agit-il de refuser que le débat existe pour interpréter tel ou tel fait historique ? Imposer telle conception contre une autre ? Ou bien encore refuser toute interrogation, interdire tout droit à l’erreur ? Si tel était le cas, je le redis, cela ne pourrait être acceptable.

«Mais il s’agit de tout autre chose avec cet amendement. Il s’agit, sur un point précis, de ne pas remettre en cause l’existence de faits de faits absolument horribles pour servir de justification soi-disant scientifique à l’antisémitisme militant.

«Aller jusqu’à nier l’existence de camps d’extermination nazis ou des millions de juifs ont été sauvagement assassinés, considérer ce fait comme un “détail”, n’entre pas dans le champ de la controverse normale et nécessaire en matière historique. C’est donner à comprendre, par une négation de l’Histoire, que ces faits qui ont une origine antisémite évidente ne sont pas de l’ordre du condamnable, de l’horrible et que, tout compte fait, l’antisémitisme dans ses réalités actuelles est de l’ordre du banal, du détail, de l’acceptable.» (Jean-Claude Gayssot à la tribune de l’Assemblée nationale, le 2 mai 1990).

De son côté, le garde des sceaux du moment (Pierre Arpaillange) déclarait au Sénat: «On a dit que la négation de l’holocauste devait être combattue dans le cadre du débat de l’opinion, qu’il ne peut y avoir en France d’Histoire officielle, pénalement défendue, que le discrédit jeté sur ces thèses par la communauté scientifique est suffisant pour que le juge n’ait pas à intervenir... mais je pense pour ma part que, si la révision de l’Histoire est toujours un droit, souvent un devoir, la négation de l’Holocauste par les auteurs qui se qualifient, selon un terme inapproprié, ³révisionnistes² n’est, aujourd’hui, qu’une expression du racisme et le principal vecteur de l’antisémitisme.»

Oradour-sur-Glane, l’anéantissement du ghetto de Varsovie, les pendus de Tulle, le massacre des Fosses ardéatines, les rafles du 14 juillet 1942 à Paris, la déportation de plus de soixante-dix mille juifs de France, un peu plus de trois mille seulement étant revenus, celle de ces enfants qui ont quitté le camp de Drancy sans espoir de retour, toutes ces horreurs n’ont aucun caractère «officiel», elles ne sont que l’effroyable réalité.

Réalité qui nous rappelle, comme déclarait André Malraux à propos de cette époque, que «pour la première fois l’Homme a donné des leçons à l’Enfer». Réalité qui a conduit Jorge Semprun à écrire que «la mort parlait le yiddish». Réalité réaffirmée par la Conférence épiscopale de France à la suite des déclarations de l’abbé Pierre après la mise en examen de Roger Garaudy: «Les points controversés ont d’ailleurs été examinés. Ils ne remettent pas en cause les acquis indiscutables que nous devons rappeler à l’attention des chrétiens: l’extermination a eu lieu, c’est un fait incontesté, il s’agit bien d’un génocide puisque hommes, femmes, enfants et vieillards étaient condamnés à mourir. Les chambres à gaz ont existé et les nazis ont employé un langage codé pour cacher leur forfait, langage dont ils se servaient déjà pour dissimuler aux familles allemandes le crime d’euthanasie.»

«Acquis indiscutables» qui, à nos yeux, ne mettent nullement en cause la liberté absolue des historiens à poursuivre leurs recherches sur cette période noire. D’ailleurs, ils le font. La loi de 1990 ne constitue pas ils sont nombreux à le reconnaître un obstacle à la poursuite de leurs travaux.

La liberté d’expression et d’opinion est aussi parfois invoquée pour combattre la loi. Mais personne, à notre connaissance, ne conteste celle de 1972 qui fait du racisme un délit. Pas plus que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui précise dans son article 10 que «l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique...». Ni d’ailleurs la loi sur la presse de 1881 qui protège de la diffamation.

La loi de 1990 a la même vocation s’agissant du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie.

Dans la controverse qui s’est instaurée, la rigueur intellectuelle impose, d’une part, de ne pas omettre de mentionner tous ceux personnes ou associations qui la soutiennent, l’ont utilisée, ont obtenu satisfaction et, d’autre part, de refuser tout amalgame entre les tenants du racisme et de l’antisémitisme et des personnalités qui ont exprimé des réserves, des critiques, voire même leur opposition à l’article 24 bis.

Nous sommes attentifs à ce qu’expriment ces personnalités. Si des ambiguïtés subsistent, nous espérons qu’il sera possible de les lever, ensemble.

Dès le départ, Marie-France Stirbois, alors députée, et plus largement le Front national se sont opposés avec la dernière énergie à ce qu’ils appelaient la proposition «Rocard-Gayssot» ou «Gayssot-Fabius», n’hésitant pas à accuser ses auteurs d’être incapables «de démontrer scientifiquement» la réalité de la Shoah. Manifestation insupportable de cet antisémitisme militant évoqué précédemment.

Depuis, l’extrême droite a fait de la loi de 1990 une de ses cibles privilégiées «loi scélérate», «loi totalitaire», disent-ils d’autant plus que son chef ne supporte pas d’avoir été condamné sur le fondement de ce texte.

Les partisans du négationnisme sont à leur place quand ils combattent la loi. La représentation nationale, nous le croyons, est à la sienne quand elle protège la société de l’intolérance et de l’inhumanité que constituent le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie érigés en système.

Que le Front national soit aujourd’hui rejoint par certains députés de droite qui réclament l’abolition de ce texte ne fait que souligner ce qui est, hélas, vrai et confirmé par le récent rapport annuel de la Commission des droits de l’homme auprès du premier ministre, créée par la loi de 1990: le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie gagnent dans l’opinion.

Nous savons bien qu’aucune «loi n’abolira jamais le mensonge» mais nous savons aussi qu’elle peut contribuer à lutter contre la diffusion dans notre société de ces poisons. C’est cela et rien que cela que le Parlement a voulu faire en 1990.

Jean-CIaude Gayssot est député (PCF) de la Seine-Saint-Denis.
Charles Lederman est avocat, ancien sénateur communiste du Val-de-Marne.

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13/01/2000