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James Bacque

Morts pour raisons diverses,
une thèse outrancière et réfutée

Gilles Karmasyn


En 1989, un journaliste et romancier canadien, James Bacque, fait paraître en anglais un ouvrage intitulé Other Losses, traduit dès 1990 en français sous le titre de Morts pour raisons diverses. Bacque traite du sort des prisonniers de guerre allemands aux mains des Américains et des Français au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Sa thèse est inédite et grave: Américains et Français ont sciemment assassiné par la famine et les mauvais traitements un million de prisonniers de guerre allemands!

Le succès public, succès de scandale, est immédiat tant outre-atlantique qu’en France où Bacque est reçu à la télévision par Bernard Pivot, à Apostrophe. Le succès est spectaculaire dans les milieux d’extrême droite pronazis et surtout négationnistes. Quelle aubaine en effet. La preuve est (enfin) apportée que les Alliés n’étaient pas moins criminels que les nazis. Il s’agit également pour négationnistes et conspirationnistes divers de se saisir de l’ouvrage de James Bacque pour justifier une méfiance paranoïaque envers toute histoire écrite par les Alliés, qui nous cacheraient la réalité, voire n’hésiteraient pas à la falsifier (une théorie explicitement formulée par Bacque lui-même). Bien évidemment l’instrumentalisation politique immédiate, qui n’a d’ailleurs jamais cessé depuis, principalement par les négationnites (raison de la présence du présent texte dans cette section) ne saurait, seule, être invoquée pour contester la thèse de Bacque.

Il faut toutefois faire cet important constat: le massacre d’un million de prisonniers de guerre allemands par les Américains et les Français est une pure invention, une fiction sans le moindre rapport avec la réalité. Certes des conditions parfois catastrophiques ont pu régner ponctuellement, en certains lieux, mais les autorités n’avaient pas le projet de les faire durer à des fins criminelles. Il y eu quelques dizaines de milliers de décès parmi les prisonniers, mais l’ordre de grandeur avancé par Bacque ainsi que sa thèse d’un crime délibéré sont tout aussi délirants qu’infondés.

En effet, un examen minutieux de l’ouvrage de James Bacque a permis de démontrer qu’il était bien le résultat d’un travail "bacquelé". D’un point de vue historique, c’est à dire du point de vue de la méthode nécessaire pour élaborer une connaissance de la réalité historique, il ne vaut absolument rien. Les historiens qui se sont penchés sur les travaux de James Bacque ont mis à jour erreurs, approximations, et surtout manipulations diverses qui rendent cet ouvrage et ses «découvertes» sans la moindre valeur.

L’historien Stephen Ambrose publie dans le New York Times du 24 février 1991 une analyse dévastatatrice de livre de James Bacque. Le public francophone a la chance de pouvoir disposer d’un article très fouillé, sous la plume de Sélim Nassib assisté, entre autres, de l’historien Henry Rousso, paru dans Libération du lundi 4 décembre 1989 (p. 30-32), intitulé «En quête des camps de la mort pour soldats du Reich». Cet article est une réfutation en règle de ce qu’il convient bien d'appeler les élucubrations de Bacque. En voici quelques extraits:

«en vérifiant plusieurs documents sur lesquels l'écrivain s'appuie, son enquête paraît manquer de rigueur. Le nombre de morts qu'il avance est souvent exagéré, voire multiplié par dix à l'occasion. Et s'il apparaît que ces camps ont effectivement existé, la situation alimentaire qui y régnait, très inquiétante au début, s'y est progressivement améliorée, contrairement à ce qu'affirme Bacque.»

A propos de la situation très grave dans un certain camp de prisonniers de guerre allemands, Bacque traduit des documents originaux de façon bien étrange:

«Le représentant du CICR conclut: "Ce camp de Thorée donne dans ses proportions, une image un peu exagérée de l'ensemble.". Dans la traduction de Bacque, cette phrase devient: "Ce camp de Thorée donne une bonne image de la situation d'ensemble." (p. 100).»

L’article mutltiplie les exemples de telles erreurs grossières et de manipulations orientées de la part de James Bacque. Il conclue notamment: «Quelque information ou document produit par Bacque, que l'on vérifie, on tombe sur une inexactitude, une information ou une omission, qui jettent un sérieux doute sur l'honnêteté de la recherche».

Les thèses de Bacque, dont on peut considérer qu'elles sont réfutées depuis bientôt trente ans, ont hélas réussi à faire parfois quelques dégâts dans le monde universitaire. J'ai eu ainsi la très désagrable surprise de les voir reprises (sans citation de la source) dans un ouvrage par ailleurs remarquable de Richard Overy: Atlas historique du IIIe Reich, éditions Autrement, 1999. En effet, à la page 113 de cet ouvrage, Overy reprend les estimations farfelues d'un Bacque concernant le nombre de prisonniers de guerre allemands morts aux mains des Américains et des Français. A pleurer.

Depuis les années 1990 les historiens ont évidemment travaillé et avancé dans la connaissance du traitement des prisonniers de guerre allemands (cf. bibliographie). Pour la France, il faut renvoyer aux travaux de Fabien Théofilakis, dont on citera pour terminer un passage de son article «Les prisonniers de guerre allemands en mains françaises dans les mémoires nationales en France et en Allemagne après 1945» (Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2007 no 100), restituant la polémique et la nature du (non) travail de Bacque (se reporter à la version en ligne pour les sources):

«La polémique suscitée en 1989-1990 par le livre du Canadien James Bacque et de ses versions allemande et française marque le troisième moment. En Allemagne, malgré son énorme succès de librairie, il est rejeté par les historiens. En France, certains historiens le considèrent une «véritable escroquerie intellectuelle» tandis que d’autres lui reconnaissent des «faits authentiques établis pour la première fois». Pourquoi un ouvrage sur la captivité allemande en mains américaines et françaises connaît-il à ce moment une telle résonance alors que le thème n’avait pas rencontré précédemment la même ferveur? La perspective de traitement de la captivité y est pour quelque chose. Tout d’abord les accusations de meurtre à grande échelle contre les autorités françaises. Selon Bacque, les autorités militaires françaises auraient délibérément provoqué la mort de 167 000 à 314 241 PGA, voire 409 000 dans l’édition française, en refusant de les alimenter. Le pendant de cette estimation délirante est la dénonciation du mythe de la «pénurie mondiale en matière de moyens de transport et d’alimentation» créé par les Alliés après la guerre. Le lecteur cherchera en vain les raisons d’une telle politique meurtrière puisqu’elles ne sont jamais clairement élucidées: «vengeance pusillanime»? Affirmation de son appartenance au camp des vainqueurs? Provoquer l’«engagement volontaire» dans la Légion étrangère? En fait, la méthode et le discours déployés par l’auteur ne visent, in fine, absolument pas à administrer une preuve selon les règles du métier d’historien mais à lancer un débat qu’«on avait réussi à éviter […]» jusqu’à son intervention. La posture que prend Bacque est celle du pamphlétaire - et non du chercheur - qui affirme avoir raison contre le silence de tous car il prétend révéler la vérité que personne ne veut voir. Sa méthode consiste d’abord à discréditer les acteurs de l’époque (le général Buisson, directeur du service des PG de l’Axe, le général De Gaulle, toutes les autorités qui ont concouru à «[…] camoufler le cadavre», «la société française dans son entier»), les archives, comme de juste, nettoyées-manipulées-fermées et les travaux disponibles (les volumes de la Commission scientifique). La voie est alors libre pour la vérité. Et Bacque de suivre la sienne pour déterminer le nombre de morts, manifestement seul intérêt d’une histoire de la captivité: interprétations erronées de documents, utilisation sans précaution méthodologique de témoignages oculaires, calculs fantaisistes lui permettent de trouver des taux de mortalité de 100%! Le seul témoignage qui eût permis à l’auteur de (se) rappeler que la très grande majorité des prisonniers n’était pas dans les camps mais chez des particuliers et de saisir certaines raisons du silence sur cet épisode n’est pas analysé.»

Bibliographie & liens:


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